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Yvan Rheault

Chapitre III 
Sur le Haut-Amazone  

Après avoir remonté l'Amazone sur plus de deux mille kilomètres, puis nous être dirigés vers le nord-ouest en suivant le Japura, nous avions franchi la frontière brésilienne et pénétré en Colombie. Nous étions trois - Glenny, Walkey et moi même - avec quatre natifs de la Guyane Anglaise pour faire le rude travail de batelier auquel ils étaient accoutumés. 

Nous avions été chargés de nous assurer de la possibilité de répandre l'Evangile parmi les Indiens, dont un grand nombre avaient été cruellement massacrés par une bande de Péruviens qui faisaient le commerce de caoutchouc dans cette région. 

Après plusieurs semaines d'un travail épuisant, comprenant l'éclaircissement à la hache d'une partie de l'épaisse forêt, en vue d'un établissement futur, nous dûmes abandonner tout espoir de faire aboutir notre projet. 

A l'exception d'un très petit nombre d'Indiens qui travaillaient pour un trafiquant en caoutchouc colombien, les seules traces que nous découvrîmes de l'existence de cette race furent des huttes abandonnées, quelques débris de porterie, et parfois un filet de fumée s'élevant au loin au-dessus des arbres. 

Nous avions échoué dans notre mission. Les Indiens avaient été balayés de cette région à part les quelques hordes de survivants sans demeure fixe qui erraient ça et là à travers la forêt, désespérés et fous de haine et du désir de se venger, et pour lesquels tout homme blanc était un ennemi sans pitié dont ils ne désiraient pas autre chose que de répandre le sang. En outre le pays était malsain et infesté de moustiques. 

Il devenait urgent de nous retirer. Cependant nous décidâmes d'essayer encore une nouvelle expédition, quoique sans beaucoup d'espoir. Abandonnant notre lourd bateau à voiles impropre à remonter d'étroites rivières, nous nous mîmes au travail et eûmes bientôt fabriqué une sorte de pirogue en creusant un solide tronc d'arbre trouvé au coeur de la forêt. Puis l'ayant mis à l'eau au prix d'efforts considérables, nous partîmes après avoir caché soigneusement tout le superflu de notre équipement. 

Dans ce canot très primitif nous réussîmes à remonter le courant rapide d'une rivière colombienne nommée Caqueta. Après deux semaines de navigation nous atteignîmes un de ses petits affluents, le sombre et sinueux Cauhanary. Nous espérions trouver en cet endroit le poste le plus avancé occupé par des blancs, quoique le bruit eût couru que ces infortunés avaient été massacrés par des Indiens quelques semaines auparavant. Après avoir escaladé le bord abrupt de la rivière et pénétré dans la jungle sur une distance d'une cinquantaine de mètres, nous nous trouvâmes soudain devant les ruines calcinées d'une vaste demeure qui avait été évidemment incendiée peu d'heures auparavant. C'était là un spectacle plutôt alarmant, car chaque bruit de la forêt environnante pouvait provenir des indigènes que nous ne nous souhaitions pas du tout de rencontrer dans ces circonstances, je dois l'avouer. 

En rejoignant la rivière Cauhanary nous éprouvions le sentiment inconfortable d'être épiés, sinon suivis. Nous remontâmes la rivière en pagayant tout l'après-midi, jusqu'à ce que l'approche du soir nous avertît de chercher un lieu de campement avant d'être surpris par la soudaine nuit équatoriale. Comme d'habitude, cela s'avéra une tâche difficile. Les rives étaient basses et marécageuses et la forêt d'une densité considérable. 

L'obscurité était presque complète lorsque nous discernâmes enfin un terrain relativement sec sur lequel, à l'aide de nos haches et de nos couteaux, nous réussîmes d'obtenir un espace suffisant pour dresser notre tente et suspendre nos hamacs à la lueur d'un feu de camp. 

Nous nous sentions tous un peu abattus, et chacun instinctivement parlait bas lorsque nous nous réunîmes autour du feu pour prendre notre repas du soir. Puis nous tirâmes au sort les tours de veille. Le mien tomba de minuit à deux heures. A huit déjà nous dormions tous dans nos hamac, excepté celui qui veillait près du feu. 

Je souffrais de maux de dents et mon sommeil fut fiévreux. Nous nous sentions si complètement à la merci de la forêt environnante et de ses habitants redoutés - bêtes sauvages et hommes vindicatifs. 

Je me réveillai brusquement en me sentant secouer par le bras. "C'est votre tour de veille", me fut murmuré d'une voix contenue, et je sautai à bas de mon hamac pour mes deux heures de garde. 

Le feu brillait avec éclats, éclairant l'espace circulaire que nous avions dégagé avec nos haches. Je m'appuyai contre un arbre et écoutai. Tout d'abord le seul son que j'entendis fut la respiration pesante de mes compagnons fatigués. Puis une branche craqua dans la forêt - puis une autre! Cela ne pouvait être qu'un de ces nombreux animaux nocturnes qui ne sont pas à redouter, mais cela pouvait bien être aussi un jaguar, un Indien, et je serrai mon fusil plus étroitement. Maintenant mon oreille s'habituait à percevoir les mystérieux sons de la forêts équatoriales de l'Amazone. 

Peu à peu cependant je devins indifférant à tous ces bruits et sentis l'assoupissement me gagner; j'avais peine à rester éveillé. 

Soudain je fus de nouveau sur mes gardes et mon coeur se mit à battre plus vite. Au loin, dans la direction du bas de la rivière que nous avions remontée l'après-midi précédente, j'entendis distinctement le battement rythmé de rames appartenant vraisemblablement à un grand canot indien. 

Pouvais-je en croire mes oreilles? Qui étaient-ils? Quel était leur but à cette heure de la nuit? Instinctivement je couvris un peu le feu et tendis ardemment l'oreille. Ils étaient encore loin et peut être le danger n'était-il pas grand après tout. Cependant le bruit de mauvaise augure se rapprochait régulièrement. J'éteignis les dernières braises et restai les yeux fixés sur la rivière que j'apercevais par l'étroit passage que nous avions ouvert entre les arbres. Découvriraient-ils ce chemin? Je sentais qu'il était presque temps d'éveiller mes compagnons, car le canot semblait n'être plus qu'à quelques centaines de mètres et le bruit des rames devenait de plus en plus fort. J'étais vivement ému; mais avant que j'aie décidé ce que je devais faire, le bruit des rames cessa soudainement. Qu'arrivait-il? 

Mes yeux et mes oreilles plus que jamais aux aguets, je restai tout le corps tendu comme une statue - cinq ou dix minutes peut être; puis j'entendis de nouveau le bruit des rames, mais à mon immense soulagement il venait de beaucoup plus loin en bas de la rivière. Après avoir atteint un point très rapproché de notre cachette, ils s'étaient évidemment arrêtés, puis avaient laissé leur embarcation dériver avec le courant. 

De bonne heure le lendemain matin, autour de notre tasse de café, je racontai mon expérience nocturne. Tout de suite le chef de nos homes de la Guyanne déclara qu'il avait entendu parler de bruits pareils dus à des esprits sur les eaux de l'Essequibo, et à ma grande surprise, cette explication de l'incident fut généralement acceptée, et je n'insistai pas. 

Cependant je suis intimement persuadé que seule une intervention miséricordieuse de Dieu a préservé notre petite troupe d'être massacrée cette nuit-là. 

 

Chapitre 4
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