Après avoir remonté l'Amazone sur plus
de deux mille kilomètres, puis nous être dirigés vers
le nord-ouest en suivant le Japura, nous avions franchi la frontière
brésilienne et pénétré en Colombie. Nous étions
trois - Glenny, Walkey et moi même - avec quatre natifs de la Guyane
Anglaise pour faire le rude travail de batelier auquel ils étaient
accoutumés.
Nous avions été chargés de nous assurer
de la possibilité de répandre l'Evangile parmi les Indiens,
dont un grand nombre avaient été cruellement massacrés
par une bande de Péruviens qui faisaient le commerce de caoutchouc
dans cette région.
Après plusieurs semaines d'un travail épuisant,
comprenant l'éclaircissement à la hache d'une partie de l'épaisse
forêt, en vue d'un établissement futur, nous dûmes abandonner
tout espoir de faire aboutir notre projet.
A l'exception d'un très petit nombre d'Indiens
qui travaillaient pour un trafiquant en caoutchouc colombien, les seules
traces que nous découvrîmes de l'existence de cette race furent
des huttes abandonnées, quelques débris de porterie, et parfois
un filet de fumée s'élevant au loin au-dessus des arbres.
Nous avions échoué dans notre mission. Les
Indiens avaient été balayés de cette région
à part les quelques hordes de survivants sans demeure fixe qui erraient
ça et là à travers la forêt, désespérés
et fous de haine et du désir de se venger, et pour lesquels tout
homme blanc était un ennemi sans pitié dont ils ne désiraient
pas autre chose que de répandre le sang. En outre le pays était
malsain et infesté de moustiques.
Il devenait urgent de nous retirer. Cependant nous décidâmes
d'essayer encore une nouvelle expédition, quoique sans beaucoup
d'espoir. Abandonnant notre lourd bateau à voiles impropre à
remonter d'étroites rivières, nous nous mîmes au travail
et eûmes bientôt fabriqué une sorte de pirogue en creusant
un solide tronc d'arbre trouvé au coeur de la forêt. Puis
l'ayant mis à l'eau au prix d'efforts considérables, nous
partîmes après avoir caché soigneusement tout le superflu
de notre équipement.
Dans ce canot très primitif nous réussîmes
à remonter le courant rapide d'une rivière colombienne nommée
Caqueta. Après deux semaines de navigation nous atteignîmes
un de ses petits affluents, le sombre et sinueux Cauhanary. Nous espérions
trouver en cet endroit le poste le plus avancé occupé par
des blancs, quoique le bruit eût couru que ces infortunés
avaient été massacrés par des Indiens quelques semaines
auparavant. Après avoir escaladé le bord abrupt de la rivière
et pénétré dans la jungle sur une distance d'une cinquantaine
de mètres, nous nous trouvâmes soudain devant les ruines calcinées
d'une vaste demeure qui avait été évidemment incendiée
peu d'heures auparavant. C'était là un spectacle plutôt
alarmant, car chaque bruit de la forêt environnante pouvait provenir
des indigènes que nous ne nous souhaitions pas du tout de rencontrer
dans ces circonstances, je dois l'avouer.
En rejoignant la rivière Cauhanary nous éprouvions
le sentiment inconfortable d'être épiés, sinon suivis.
Nous remontâmes la rivière en pagayant tout l'après-midi,
jusqu'à ce que l'approche du soir nous avertît de chercher
un lieu de campement avant d'être surpris par la soudaine nuit équatoriale.
Comme d'habitude, cela s'avéra une tâche difficile. Les rives
étaient basses et marécageuses et la forêt d'une densité
considérable.
L'obscurité était presque complète
lorsque nous discernâmes enfin un terrain relativement sec sur lequel,
à l'aide de nos haches et de nos couteaux, nous réussîmes
d'obtenir un espace suffisant pour dresser notre tente et suspendre nos
hamacs à la lueur d'un feu de camp.
Nous nous sentions tous un peu abattus, et chacun instinctivement
parlait bas lorsque nous nous réunîmes autour du feu pour
prendre notre repas du soir. Puis nous tirâmes au sort les tours
de veille. Le mien tomba de minuit à deux heures. A huit déjà
nous dormions tous dans nos hamac, excepté celui qui veillait près
du feu.
Je souffrais de maux de dents et mon sommeil fut fiévreux.
Nous nous sentions si complètement à la merci de la forêt
environnante et de ses habitants redoutés - bêtes sauvages
et hommes vindicatifs.
Je me réveillai brusquement en me sentant secouer
par le bras. "C'est votre tour de veille", me fut murmuré d'une
voix contenue, et je sautai à bas de mon hamac pour mes deux heures
de garde.
Le feu brillait avec éclats, éclairant l'espace
circulaire que nous avions dégagé avec nos haches. Je m'appuyai
contre un arbre et écoutai. Tout d'abord le seul son que j'entendis
fut la respiration pesante de mes compagnons fatigués. Puis une
branche craqua dans la forêt - puis une autre! Cela ne pouvait être
qu'un de ces nombreux animaux nocturnes qui ne sont pas à redouter,
mais cela pouvait bien être aussi un jaguar, un Indien, et je serrai
mon fusil plus étroitement. Maintenant mon oreille s'habituait à
percevoir les mystérieux sons de la forêts équatoriales
de l'Amazone.
Peu à peu cependant je devins indifférant
à tous ces bruits et sentis l'assoupissement me gagner; j'avais
peine à rester éveillé.
Soudain je fus de nouveau sur mes gardes et mon coeur
se mit à battre plus vite. Au loin, dans la direction du bas de
la rivière que nous avions remontée l'après-midi précédente,
j'entendis distinctement le battement rythmé de rames appartenant
vraisemblablement à un grand canot indien.
Pouvais-je en croire mes oreilles? Qui étaient-ils?
Quel était leur but à cette heure de la nuit? Instinctivement
je couvris un peu le feu et tendis ardemment l'oreille. Ils étaient
encore loin et peut être le danger n'était-il pas grand après
tout. Cependant le bruit de mauvaise augure se rapprochait régulièrement.
J'éteignis les dernières braises et restai les yeux fixés
sur la rivière que j'apercevais par l'étroit passage que
nous avions ouvert entre les arbres. Découvriraient-ils ce chemin?
Je sentais qu'il était presque temps d'éveiller mes compagnons,
car le canot semblait n'être plus qu'à quelques centaines
de mètres et le bruit des rames devenait de plus en plus fort. J'étais
vivement ému; mais avant que j'aie décidé ce que je
devais faire, le bruit des rames cessa soudainement. Qu'arrivait-il?
Mes yeux et mes oreilles plus que jamais aux aguets, je
restai tout le corps tendu comme une statue - cinq ou dix minutes peut
être; puis j'entendis de nouveau le bruit des rames, mais à
mon immense soulagement il venait de beaucoup plus loin en bas de la rivière.
Après avoir atteint un point très rapproché de notre
cachette, ils s'étaient évidemment arrêtés,
puis avaient laissé leur embarcation dériver avec le courant.
De bonne heure le lendemain matin, autour de notre tasse
de café, je racontai mon expérience nocturne. Tout de suite
le chef de nos homes de la Guyanne déclara qu'il avait entendu parler
de bruits pareils dus à des esprits sur les eaux de l'Essequibo,
et à ma grande surprise, cette explication de l'incident fut généralement
acceptée, et je n'insistai pas.
Cependant je suis intimement persuadé que seule
une intervention miséricordieuse de Dieu a préservé
notre petite troupe d'être massacrée cette nuit-là.
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