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Yvan Rheault

Chapitre IV 
Perdu  
Arrêtant mon cheval à un tournant de la route, je me retournai pour appeler mon fidèle compagnon qui suivait courageusement à pied, nos deux mules chargées de ballots de livres.

-Antao! Je suis sûr que nous nous sommes égarés.

-Pas du tout, répliqua-t-il, c'est bien la bonne route.

-Mais, insistai-je, il y a bien deux heures que l'on nous a dit à cette maison là-bas qu'il n'y avait que deux kilomètres jusqu'au village de Jurupensem, et nous en avons parcouru au moins six.

-Nous sommes sur le bon chemin, répéta mon compagnon avec confiance; regardez les traces de chevaux!

-Mais, objectai-je en regardant anxieusement ma boussole de poche, notre direction est tout à fait mauvaise. Voilà quatorze jours que nous voyageons vers le nord-ouest, et maintenant, depuis une heure ou deux, j'ai remarqué que notre chemin se dirige en plein nord. Nous nous engageons dans quelque désert inconnu. Cependant, peut-être la route reprendra-t-elle la bonne direction lorsque nous aurons atteint le sommet de la colline.

Il n'en fut rien, et aucun village ni aucune habitation ne semblait devoir se rencontrer dans ces parages, à voir l'aspect des lieux, mais Antao s'entêtait dans son opinion.

-Mais si nous sommes sur la bonne voie, où est Jurupensem? insistai-je.

Cet argument finit par remporter la victoire et, après qu'Antao eût à plusieurs reprises sonné longuement de son cor sans amener aucune réponse, nous fîmes tourner nos bêtes harassées et parcourûmes en sens inverse les six kilomètres qui nous séparaient de la dernière ferme décrépite que nous avions passée.

A notre arrivée l'endroit était désert et paraissait très désolé, mais nous déharnachâmes nos bêtes et attendîmes les habitants qui ne tardèrent pas à surgir de l'épaisse forêt. C'étaient une femme métis d'âge moyen et d'aspect aimable et un grand indigène d'origine africaine âgé à barbe blanche. Ils étaient allés pêcher, mais un seul poisson avait récompensé leurs efforts. Ils nous regardèrent naturellement avec surprise, car nous avions passé devant chez eux environ quatre heures auparavant.

-Nous avons perdu notre chemin, expliquai-je. Où est Jurupensem ?

-C'est ici Jurupensem, répondit la femme.

-Ici! m'écriai-je en jetant un regard à la masure décrépite. Mais où est l'ancien village?

-Vous le trouverez un peu plus loin par là, dit-elle en indiquant du doigt la forêt d'où ils venaient de sortir. Suivant l'étroite trace, nous pénétrâmes dans la jungle et, à une centaine de mètres de la route, enseveli dans une demi obscurité et dans la solitude, nous découvrîmes tout ce qui restait de Jurupensem, jadis poste militaire florissant et station pénitentiaire. Là, sans toit et délabrée, s'élevait l'église catholique. A côté se dressait la charpente en bois de la maison du commandant de la place, un bâtiment à deux étages, autrefois l'orgueil de l'endroit, mais dont le squelette se distinguait à peine des grands troncs d'arbres qui l'enserraient -voilà tout ce qui restait de la scène d'une vie si active une trentaine d'années auparavant.

L'obscurité commençait déjà à tomber; aussi n'y avait-il rien d'autre à faire qu'à nourrir et abreuver nos bêtes et à les détacher pour la nuit. La femme consentit à nous cuire une marmite de riz pendant que nous préparions notre campement. C'était décidément décevant d'avoir fait tant de chemin inutile et d'avoir à reprendre la même route le lendemain; une telle perte d'énergie et de temps, juste quand nous désirions au contraire avancer rapidement pour passer le dimanche sur la rive de l'Araguaya!

-Il est évident que le Seigneur veut que nous passions la nuit ici, dit Antao.

Et nous en restâmes là.

Nous nous installâmes à côté du vieil homme dans le coin de la baraque qu'il occupait -Antao dans son hamac et moi sur le sol, avec le coin de la couverture relevé comme une protection contre les venimeux « carapatos ». Nous étions extrêmement fatigués et ne tardâmes pas à nous assoupir. Le pauvre vieux n'avait évidemment pas assez de vêtements pour lui tenir chaud, car plusieurs fois dans la nuit je m'éveillai pour voir sa grande silhouette décharnée se pencher silencieusement au-dessus d'un feu vacillant de balle de mais, essayant de se réchauffer. Il devait avoir passé la plus grande partie de la nuit dans cette position, et chaque nuit il devait en être de même. C'est à Jurupensem que s'était écoulée la plus grande partie de sa misérable existence, et quoiqu'il fût libéré maintenant, il ne pouvait s'éloigner de cet endroit abandonné.

Au point du jour nous utilisâmes son feu pour nous faire du thé que nous partageâmes avec le vieillard, ainsi que nos biscuits; et alors il nous raconta son histoire.

Lorsqu'il était un esclave, il avait été injustement accusé de meurtre. Le vrai criminel échappa, et lui-même eut à subir la peine - être un forçat pour la vie. C'est en cet endroit qu'il subit son martyre de traitement brutal et de privation pendant il ne savait combien d'années -excepté que, lors de sa libération par le gouvernement républicain, il était déjà un vieillard sans amis ni ressources. Il ne devait pas être loin de cent ans, et il désirait mourir et que tout soit fini, disait-il.

Il y avait là une occasion pour nous. Je répliquai que Dieu l'avait préservé dans un but, et que c'était pour ce but là que nous avions perdu notre chemin la veille. Alors je lui parlai de Celui qui fut aussi injustement et cruellement traité et qui fut mis à mort par des mains iniques, comme lui l'avait fait, et cela afin que par ce moyen lui et moi soyons rendus libres, pardonnés, et obtenions la vie éternelle. Les tristes circonstances de sa vie me furent fort utiles pour lui expliquer l'évangile, et je m'en servis le mieux que je pus.

Quelle joie de pouvoir parler à ce vieil homme perdu, abattu, misérable, de l'amour de Dieu et son salut gratuit, de la demeure préparée pour lui dans la maison du Père, du bonheur et de la gloire qui l'attendaient, s'il se confiait au Seigneur Jésus et Lui permettait de le prendre tel qu'il était! L'homme accepta tout simplement le Sauveur que nous lui annoncions.

Peu après la femme apparut, ainsi qu'un voisin, et nous eûmes une petite réunion bénie, dont les effets, j'en suis convaincu, auront une portée éternelle.

Lorsque nous reprîmes notre route un peu plus tard, nous ne regrettions plus d'avoir perdu notre chemin et d'avoir été conduits à nous arrêter dans ce coin perdu.

 

Chapitre 6
Table des matières
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