HOMÉLIE SUR LE LIBRE ARBITRE
Sur ce passage du prophète Jérémie
: "Seigneur, la voie de l'homme n'est pas en
son pouvoir ; il ne marchera pas et il ne conduira pas lui-même
ses pas." (Jer 10,23)
Dans toute voie terrestre et publique, il y a des parties planes et
unies, il y en a de
raboteuses et d'escarpées : ainsi les divines Écritures
offrent des passages que tout
le monde saisit facilement et d'autres qui exigent, pour être
compris, beaucoup
d'efforts et de travail. Tant que nous cheminons en plaine et sans
obstacles, nous
n'avons pas besoin d'une grande attention ; mais, quand nous suivons
une route
raide, étroite, bordée de précipices de tous côtés
jusqu'au sommet de la montagne,
alors il nous faut être attentifs et vigilants, la difficulté
des lieux ne nous permettant
aucune négligence. Que l'on fût distrait un instant, le
pied pourrait glisser, et le corps
entier être précipité : que l'on s'inclinât
pour regarder au fond des vallées, on
pourrait être saisi par le vertige et tomber dans l'abîme.
De même, il est dans la
sainte Écriture des enseignements d'intelligence facile, au
milieu des-quels on
cheminera sans peine ; mais il en est d'autres qui présentent
assez d'aspérités et de
difficultés pour qu'il soit malaisé de cheminer à
travers. C'est pourquoi, toutes les fois
que nous aurons à traverser les passages de ce genre, il est
important que nous
soyons attentifs et sur nos gardes, afin de ne pas être exposés
au plus grave des
périls. Pour nous, tantôt c'est en des textes faciles,
tantôt en des textes obscurs que
nous vous exerçons, de façon à rendre d'une part
votre fardeau plus léger, de l'autre
à vous préserver de toute négligence : si
le relâchement est l'écueil des esprits
occupés à de trop légères tâches,
les esprits constamment appliqués à des tâches
trop rudes tombent dans le découragement. De là conséquemment
la nécessité d'un
enseignement varié, et d'aller tantôt dans un sens, tantôt
dans un autre, de telle
sorte que l'intelligence ne se relâche pas outre mesure, et qu'elle
ne soit pas brisée
par une tension excessive, ni découragée par trop de
fatigue. C'est pourquoi
précédemment, après vous avoir entretenus de la
discussion qui avait eu lieu entre
Pierre et Paul, après vous avoir montré que cette division
apparente avait eu des
résultats plus précieux que n'en aurait produits la concorde
la plus parfaite, après
vous avoir conduits le long de ce chemin raide et escarpé, pour
vous remettre de
votre lassitude, nous vous avons transportés le jour suivant
en face d'un sujet plus
aisé : nous vous avons exposé l'éloge du bienheureux
Eustache; puis nous abordâmes
le panégyrique du bienheureux martyr Romain, en présence
d'une assemblée plus
brillante, et au milieu d'applaudissements plus nombreux et d'acclamations
plus
vives. Nous arrive-t-il de pénétrer, accablés
de fatigue, dans une prairie, un
sentiment de bien-être et de plaisir s'empare de nous, parce
que rien de fâcheux ni
de désagréable ne frappe nos regards, parce que tout
nous rappelle au contraire le
délaissement, la joie et le bonheur : tels étaient alors
vos sentiments; et, au sortir
d'une dissertation sérieuse et difficile, l'éloge des
martyrs s'est offert à nous tel
qu'une délicieuse prairie, et vous avez goûté à
l'entendre, un calme profond et la joie
la plus parfaite. Il ne s'agissait pas en ce moment d'étreintes
corps à corps ni de
luttes et de défaites : libre et sans rencontre d'obstacle,
le discours marchait
rapidement à son but. Aussi avait-il plus d'éclat et
plus de solennité, et suscitait-il plus
de louanges; car l'auditeur n'est jamais plus disposé à
applaudir l'orateur que lorsque
son esprit suit sans peine aucune et avec une sorte de jouissance les
différentes
parties du discours.
Maintenant donc que nous vous avons suffisamment reposés, n'ayant
offert en ces
jours rien de difficile ni rien d'épineux, revenons aujourd'hui,
si vous le voulez bien, à
notre premier genre d'exercice, et occupons-nous de ces passages de
l'Écriture qui
demandent et des efforts et une intelligence appliquée : notre
dessein en cela n'est
pas de vous charger d'un surcroît de fatigue, mais plutôt
de former votre esprit et de
le rendre capable de traverser les endroits semblables sans danger.
Naguère aussi, il
paraissait tout d'abord y avoir eu division et lutte entre les apôtres;
puis, quand nous
eûmes gravi ces rochers, nous vîmes s'élever les
fruits de l'esprit, l'amour, la joie, la
paix; et de la sorte, la peine que nous avions prise, loin d'être
inutile, se transforma
en allégresse véritable : de même, en ce jour,
j'espère avec le secours de vos prières
que, si nous allons courageusement et fermement jusqu'au bout du chemin
qui se
déroule devant nous, et si nous parvenons jusqu'au sommet de
la montage, nous y
verrons s'évanouir toutes les aspérités et s'offrir
à nous les lieux les plus accessibles.
Quel est donc le sujet que nous avons à traiter ? Le texte même
dont on a fait
lecture, ce texte du prophète : "Seigneur, la voie de l'homme
n'est pas en son
pouvoir, il ne marchera pas, et il ne conduira pas lui-même ses
pas." (Jer 10,23) Telle
est la question à examiner : veuillez nous prêter aujourd'hui
la même attention que
précédemment; d'autant que la question actuelle, sans
offrir moins d'intérêt, exige
plus de sollicitude. En effet, la division apparente de Pierre et de
Paul, division nulle
en réalité, était inconnue d'un grand nombre,
en sorte que les conséquences de
l'ignorance des fidèles à ce sujet ne devaient être
que peu dangereuses. Quant au
texte cité tout à l'heure, il est dans toutes les bouches;
on en parle dans les maisons,
sur les places publiques,dans la compagne, dans les villes, dans les
îles, sur terre et
sur mer : en quelque endroit que vous alliez, vous entendrez des gens
vous dire : Il
est écrit : "La voie de l'homme n'est pas en son pouvoir." Et
l'on ne se borne pas à
mettre ce texte en avant, on y en ajoute de semblables, tels que les
suivants : "Cela
ne dépend ni de celui qui veut, ni de celui qui court;" (Rom
9,16); "si le Seigneur ne
bâtit la maison, en vain travailleront-ils, ceux qui la construisent."
(Ps 76,1) En cela,
ils se proposent de se servir des saintes Écritures comme d'un
voile propre à couvrir
leur indifférence, et de nous ravir toutes nos espérances
et le salut lui-même. Ils ne
veulent certainement aboutir, par toutes ces citations, qu'à
établir ce point-ci, à
savoir, que nous ne sommes les maîtres de rien; en conséquence,
c'en est fait de nos
destinées; vainement parle-t-on de royaume promise, d'enfer
qui nous menace, de
lois, de supplices, de châtiments et de conseils.
A quoi bon donner un conseil à celui qui est incapable de quoi
que ce soit ? A quoi bon
faire une promesse à celui qui est dépourvu de toute
puissance ? Ni le juste ne mérite
de louange, ni le méchant de punition et de supplice, s'il ne
dépend pas de nous de
conduire nos actions. Or, que l'on persuade aux hommes cette doctrine,
et personne
désormais ne se préoccupera plus d'embrasser la vertu
et d'éviter le mal. Si,
maintenant que nous ne cessions de faire retenir tous les jours à
vos oreilles la
menace de l'enfer, de vous parler du royaume des cieux, de vous rappeler
ces
châtiments épouvantables et ces récompenses dont
l'intelligence humaine ne saurait
avoir idée; si, malgré nos conseils, nos exhortations,
nos efforts incessants, à peine
un petit nombre se détermine à souffrir les sueurs de
la vertu, à s'éloigner du mal et
de ses voluptés; comment briseriez-vous cette ancre sacrée
sans exposer la nef à
sombrer sans retour, les passagers à devenir la proie des flots,
et sans amener tous
les jours de nouveaux naufrages ? Aussi le diable s'applique-t-il surtout
à convaincre
l'homme de ceci, qu'il n'aura pas plus à craindre de châtiments
pour ses
prévarications qu'à espérer de couronnes et de
récompenses pour ses bonnes actions;
afin de ravir aux justes tout zèle et toute énergie,
et d'accroître chez les hommes
faibles l'indifférence et le mépris du bien. Voilà
pourquoi le sujet actuel exige toute
votre attention. C'est un précipice, c'est un abîme creusé
sous vos pas que le texte du
prophète, si vous ne l'examinez avec la plus grande attention,
car, que dirons-nous ?
Que le prophète ne saurait mentir, disant ce que Dieu lui inspire.
Affermirons-nous
alors que le prophète a dit vrai, et en conclurons-nous que
nos actes ne dépendent
pas de nous ? - Au contraire, nous affirmons que nos actes dépendent
bien de nous et
que le prophète a néanmoins dit la vérité
: ces deux points, nous les prouverons
irrésistiblement, si vous nous prêtez une attention favorable.
Voilà pourquoi je vous ai
montré le précipice que vous aviez à vos côtés,
afin que nous ne fermions pas les
yeux durant le chemin que nous avons à faire. D'ailleurs, nous
ne nous bornons pas à
l'explication de cette parole : "La voie de l'homme n'est pas en son
pouvoir;" nous
examinerons le passage en entier, ainsi que les diverses circonstances
de temps, de
lieu, de personne, d'auteur, de motif et de forme qui s'y rapportent.
En effet, il ne suffit pas de dire : Ceci est dans l'Écriture;
il ne suffit pas d'en détacher
un texte au hasard, d'arracher en quelque manière ses membres
à l'Écriture sainte,
d'en présenter les passages isolés et séparés
des choses auxquelles ils se rattachent,
pour les outrager en toute sécurité et liberté.
C'est ainsi que bien des doctrines
corruptrices se sont répandues de nos jours, le démon
inspirant à des hommes pleins
de torpeur la pensée de s'emparer du témoignage de nos
saints Livres détournés de
leur vrai sens, mutilés ou disloqués pour obscurcir la
vérité. Mais je le répète, ce n'est
point assez de dire : L'Écriture dit telle chose; il faut de
plus parcourir le passage en
entier; car si nous ne tenions aucun compte de la liaison et de la
suite des pensées, il
en résulterait une foule de doctrine abominables. N'est-il pas
écrit, en effet : "Il n'y a
pas de Dieu; - Il a détourné sa Face pour ne pas voir
jusqu'à la fin; - Dieu ne
demandera pas de compte ?" (Ps 13,1; Ps 10,11 et 13) S'ensuivra-t-il,
je vous le
demande, que Dieu n'existe pas, qu'Il ne considère pas ce qui
se passe sur la terre ?
Qui oserait tenir ou souffrir un pareil langage ? Pourtant on lit ces
choses dans
l'Écriture; mais voici de quelle manière : "L'insensé
à dit en son coeur : Il n'y a point
de Dieu." Ce n'est pas là le sentiment et l'affirmation de l'Écriture,
mais d'une
intelligence dévoyée : l'Écriture n'expose pas
sa propre pensée, elle énonce la pensée
d'autrui. "Jusqu'à quand, dit-elle encore, l'impie irritera-t-il
le Seigneur ? Il a dit en
son coeur : Il ne me demandera aucun compte; Il a détourné
sa Face pour ne point
voir jusqu'à la fin." C'est encore la pensée et le sentiment
de l'homme impie et
pervers que l'Écriture énonce. Ainsi font d'ordinaire
les médecins : ils entretiennent
les personnes en santé des fautes commises par les malades,
afin qu'elles évitent ces
mêmes imprudences. Or, la piété constituant la
santé de l'âme, et l'ignorance de Dieu
son mal le plus redoutable, l'Écriture nous communique le langage
des impies, non
certes pour satisfaire notre curiosité, mais pour que nous nous
tenions sur nos
gardes : elle rapporte ce que dit l'insensé, afin que vous repoussiez
ses paroles et que
vous deveniez plus sage : elle rapporte ce que dit l'impie, afin que
vous évitiez
l'impiété. Outre qu'il ne faut pas séparer un
texte de ce qui le précède ou le suit, il
faut de plus le citer intégralement, sans y rien ajouter. Bien
des gens mettent en
circulation divers passages des Livres sacrés, mais après
les avoir altérés. Il est écrit,
vous disent-ils : "Ressentez-vous les ardeurs de la chair, mariez-vous."
Cependant
vous ne trouverez ce texte nulle part : écoutez de quelle façon
l'Écriture s'exprime :
"Je dirai aux personnes veuves ou non mariées : Elles feront
bien de rester dans cet
état, comme je le fais moi-même. Si elles ne peuvent garder
la continence, qu'elles
se marient; car il vaut mieux se marier que d'être consumé."
(1 Cor 7,8-9) - Mais
cela ne revient-il pas à ce que nous disons, observent-ils :
Ressentez-vous les ardeurs
de la chair, mariez-vous ? - Quand même cela serait, vous ne
devez pas altérer le
texte sacré et laisser de côté les expressions
dont l'Écriture revêt ses pensées pour y
substituer vos propres expressions. Au surplus, nous y trouverons une
profonde
différence. En disant absolument : "ressentez-vous les ardeurs
de la chair,
mariez-vous," vous autorisez par cela même les personnes qui
ont choisi l'état de
virginité à violer les engagements qu'elles auront contractés
envers Dieu, dès qu'elles
sentiront l'aiguillon de la concupiscence, et à oublier leurs
premiers serments pour
passer dans les rangs du mariage.
Mais si vous compreniez à quelle classe de gens l'Apôtre
s'adresse, à savoir, non point
à tous sans distinction, mais à ceux qui ne se sont liés
par aucun engagement, alors il
vous serait facile de nier ce droit pernicieux et funeste. "Je dirai
aux personnes
veuves ou non mariées," non point à celles qui ont embrassé
l'état de viduité, mais à
celles qui n'ont pris de résolution ni dans un sens, ni dans
l'autre, à celles qui sont
indécises à l'égard de la détermination
à prendre. Ainsi, par exemple, une femme a
perdu son mari; elle n'a pas encore arrêté en elle-même,
ni prononcé qu'elle se
vouerait à la viduité, ou qu'elle fera bien de rester
dans cet état : si le fardeau lui
semble trop lourd, qu'elle se marie. Quant à celles qui se sont
déjà prononcées, qui
se sont inscrites au nombre des veuves et qui se sont engagées
vis-à-vis de Dieu,
l'Apôtre entend que la faculté leur soit refusée
de con-tracter un second mariage.
Aussi écrivait-il à ce sujet à Timothée
: "Évite les jeunes veuves; comme elles ont
vécu dans la mollesse après avoir accepté le joug
du Christ, elles veulent se
remarier, encourant ainsi la condamnation, et rendant vaine la fidélité
qu'elles ont
promise précédemment." (1 Tim 5,11-12) Voyez-vous de
quelle manière il les flétrit,
les stigmatise, et les rend passibles des jugements du Seigneur, parce
qu'elles ont
rompu leurs engagements envers Lui et menti à leurs promesses
? Il est donc évident
que cette parole de Paul ne concerne pas les personnes liées
par un engagement
volontaire : par conséquent, on aurait tort de l'alléguer
à tout propos, et il est
indispensable de savoir à quelle classe de personnes ce passage
de l'Écriture est
adressé. Il est encore un autre passage dont on n'altère
pas à la vérité le sens, mais
auquel on ajoute une chose qui ne se trouve pas dans les saints Livres
: telle est la
malice du démon que tout lui est bon, addition, mutilation,
altération, transposition
de textes sacrés, pour introduire des doctrines perverses. Quel
est donc ce passage ?
le voici : "A moi appartient l'argent, à moi l'or; et je les
donnerai à qui je voudrai."
(Ag 2,9) Dans ce texte une partie est exacte, une autre est entièrement
controuvée.
Ces paroles : "A moi l'argent, à moi l'or," sont bien du prophète;
mais les suivantes,
"je les donnerai à qui je voudrai," n'en sont pas, et y ont
été ajoutées par l'ignorance
du vulgaire. Et savez-vous le mal qui en est la conséquence
? Une foule de
misérables, d'imposteurs, de libertins, de gens indignes de
voir le soleil, de vivre, de
respirer, sont comblés de richesses, parce qu'ils foulent aux
pieds tous les droits,
qu'ils dépouillent les veuves, qu'ils spolient les orphelins
et qu'ils oppriment les
faibles. C'est le démon qui, avant d'inculquer aux hommes cette
option que les
richesses sont un don du ciel et de la générosité
divine, afin que le Nom du Seigneur
soit à cette occasion blasphémé, s'est emparé
de ce texte de l'Écriture : "A moi
l'argent, à moi l'or," et y a joint cette autre proposition,
que l'Écriture ne contient
pas : "Et je les donnerai à qui je voudrai." Or, le prophète
Aggée ne s'exprime pas
ainsi. Les Juifs étaient revenus de la terre des barbares, et
ils songeaient à relever le
temple et à lui rendre son ancienne splendeur; mais ils étaient
pauvres, environnés
d'ennemis, dans une profonde indigence, sans qu'il parût de ressources
d'aucun côté :
c'est alors que le prophète, pour ranimer leurs espérances
et leur inspirer pleine
confiance dans l'heureuse issue de leur entreprise, leur dit au Nom
de Dieu : A moi
appartient l'argent, à moi l'or : plus grande encore sera la
gloire de ce temple que
celle du premier."
Mais quel rapport y a-t-il entre ceci et le sujet pro-posé, demandera-t-on
? C'est qu'il
ne faut pas prendre sans intelligence les textes de l'Écriture,
qu'il ne faut pas les
isoler du contexte, les séparer de ce à quoi ils sont
unis; qu'il ne faut pas s'autoriser
de quelques paroles présentes loin de la lumière que
donnent les antécédents et les
conséquents, pour avancer une opinion injurieuse et impudente.
Quoi ! s'agit-il d'une
affaire à vider devant les tribunaux profanes, nous ne négligeons
aucune
circonstance, nous nous livrons à une enquête minutieuse
concernant le temps, les
lieux, les causes, les personnes, et une infinité d'autres points;
et, quand il s'agit des
affaires dont la vie éternelle dépend, nous citerons
inconsidérément les exemples et
les passages de l'Écriture ! Personne n'oserait donner lecture
d'un décret impérial de
cette même façon; et, si l'on omettait d'en citer la date,
de nommer celui qui en est
l'auteur, de lire le texte sans altération et sans omission,
les plus graves peines
châtieraient une pareille conduite : et nous qui nous occupons
non pas d'une loi
humaine, mais d'une loi venue d'en haut, venue de ciel même,
nous pousserions le
mépris jusqu'à promener ça et là ces membres
mutilés ! Et qui pourrait excuser et
justifier une telle façon d'agir ? Peut-être me suis-je
trop étendu sur ce point; du
moins ne l'ai-je pas fait sans raison, mais pour vous détourner
d'une habitude
criminelle. Ne cédons point à la lassitude tant que nous
ne serons point arrivés au
terme : si nous sommes en ce monde, ce n'est pas pour boire, manger,
nous vêtir,
mais pour éviter le mal, pratiquer la vertu, suivre les préceptes
de la divine
philosophie. Que nous ayons été créés pour
des choses d'un ordre plus élevé que le
manger et le boire, Dieu Lui-même l'apprend en indiquant la raison
pour laquelle Il a
fait l'homme; voici, en effet, ce qu'Il disait au moment de le former
: "Faisons
l'homme à notre image et à notre ressemblance;" (Gen
1,26)
Or, ce n'est pas le boire, le manger, le vêtir qui nous rendent
semblables à Dieu; il
n'y a pour Dieu ni vêtir, ni boire, ni manger; c'est en observant
la justice, en
montrant de l'humilité, en nous appliquant à la mansuétude
et à la bienveillance, en
traitant le prochain avec miséricorde, en nous adonnant à
toutes les vertus, que nous
Lui ressemblons. Le boire et le manger sont des choses qui nous sont
communes avec
les bêtes, et de ce côté nous ne valons pas plus.
D'où vient alors l'excellence de notre
nature ? De ce que nous avons été faits à l'image
de Dieu et à sa ressemblance. Ne
vous fatiguez donc jamais d'ouïr parler de la vertu; et quant
au texte du prophète que
nous avons cité, examinons-le avec la plus sérieuse attention;
recherchons quel en
est l'auteur, quelle en a été l'occasion, à qui
il est adressé, en quel temps il a été
proféré, dans quelle situation étaient les affaires,
en un mot toutes les circonstances
de nature à nous en faciliter l'intelligence.
L'auteur de cette sentence est le prophète Jérémie
: il priait le Seigneur, non pour
lui-même, mais pour ces Juifs ingrats, insensés, incorrigibles,
dignes des châtiments
et des peines les plus graves, de ces Juifs à propos desquels
Dieu lui disait : "Ne prie
point pour ce peuple, car Je ne t'exaucerais pas." (Jer 7,16) Quelques-uns
prétendent
que ce passage regarde Nabuchodonosor. Comme ce roi barbare devait
faire la
guerre contre le peuple de Dieu, détruire Jérusalem,
emmener ses citoyens en
captivité, pour faire comprendre à tout le monde que
les succès de ce prince seraient
l'effet, non de sa puissance et de sa force, mais des péchés
des Juifs, et que Dieu
Lui-même devait conduire cette guerre et diriger les pas du barbare
contre sa propre
cité, le prophète s'exprimait en ces termes : "Seigneur,
je sais que la voie de
l'homme n'est pas en son pouvoir; il ne marchera pas et il ne conduira
pas seul ses
pas." Paroles dont le sens serait celui-ci : La voie que suit ce barbare,
tandis qu'il
marche contre nous, ce n'est pas lui qui l'a marquée; ce n'est
pas lui non plus qui a
mené cette guerre heureusement et victorieusement; jamais, si
vous ne nous eussiez
livré entre ses mains, il n'eût vaincu et triomphé.
C'est pourquoi je vous prie et je
vous conjure de vouloir bien, puisque cela vous a paru bon, nous châtier
avec
mesure. " Frappe-nous, selon ta Justice, et non selon ta Colère."
(Jer 10,24) -
Cependant il ne manque pas de personnes opposées à ce
sentiment et qui
soutiennent que ce texte concerne, non point Nabuchodonosor, mais l'humaine
nature : d'où la nécessité de répondre
à ces adversaires. Que leur dirons-nous donc ?
Que Jérémie priait pour des prévaricateurs, pour
ceux-là même en faveur desquels il
avait été détourné de prier. Voilà
pourquoi il commence par pleurer sur la cité sainte.
Dieu lui disant sans cesse : Ne prie point pour eux, il expose d'abord
les titres de
Jérusalem à la miséricorde, afin d'y trouver une
occasion et un sujet favorable de
prier le Seigneur pour ses habitants. Aussi s'adresse-t-il à
cette cité en premier lieu,
et s'écrie-t-il : "Malheur à ta blessure, ta plaie est
bien douloureuse." A quoi
Jérusalem répond : "En vérité, c'est bien
là ma blessure; ma tente est dévastée,
toutes les peaux en sont rompues; mes fils, mes trou-peaux, s'en sont
allés loin de
moi et ne sont plus. Mes pasteurs ont agi en insensés, et n'ont
pas cherché le
Seigneur. Une voix de tumulte est venue, un grand ébranlement
du côté de l'aquilon,
pour faire des villes de Juda une solitude et l'asile des passereaux."
(Jer 10,19-22)
C'est après ces lamentations de la fille de Sion que viennent
les paroles suivantes :
"Seigneur, la voie de l'homme n'est pas en son pouvoir."
Eh quoi ! réplique-t-on, ces lamentations seront-elles une raison
suffisante pour
introduire sur la terre une doctrine pernicieuse, pour nous dépouiller
de notre volonté
et proclamer que nos actions ne dépendent pas de nous ? - Loin
de là. Au contraire,
ces lamentations n'aboutissent qu'à confirmer la doctrine opposée.
En effet, après ces
mots : "La voie de l'homme n'est pas en son pouvoir," le prophète
ne s'en tient pas là
et il ajoute : "Et l'homme ne marchera pas, et il ne conduira pas lui-même
ses pas."
Ce qui revient à dire : Tout ne dépend pas de nous; il
y a des choses qui sont en notre
pouvoir, mais il y en a d'autres qui ne dépendent que de Dieu.
Choisir le bien, le
vouloir, le rechercher, braver n'importe quels travaux, sont des choses
qui dépendent
de nous; mais conduire ces résolutions à bonne fin, éviter
toute rechute, aller
jusqu'au bout de nos bons desseins, ces choses dépendent de
la grâce d'en haut. Dieu
a partagé en quelque façon avec nous la vertu : Il n'a
pas permis qu'elle dépendit
entièrement de l'homme, afin que nous ne nous abandonnions pas
au souffle de
l'orgueil; Il n'a pas voulu non plus qu'elle dépendît
absolument de Lui, afin que nous
ne tombions pas dans le relâchement : laissant la tâche
la plus légère à nos efforts, Il
accomplit Lui-même la part la plus considérable. La preuve
que bien des hommes, si
notre puissance en ce point n'eût pas connu de bornes, auraient
été les victimes de
l'orgueil et de l'arrogance, nous la trouvons dans le langage du Pharisien,
dans la
jactance et le ton emphatique avec lequel il se mettait au dessus de
l'univers entier."
(voir Luc 18) C'est dans cette vue que le Seigneur, d'une part, n'a
pas voulu que nous
fussions sur ce point maîtres absolus, et que de l'autre Il nous
a laissé une certaine
action, afin de pouvoir en toute justice nous décerner des couronnes.
Cela, Il le
déclare dans la parabole où Il raconte qu'ayant rencontré
des ouvriers vers la
onzième heure, Il les envoya travailler à sa vigne. N'importe;
ce fut assez aux yeux
de Dieu de ces courts instants pour qu'Il leur octroyât le salaire
de toute une journée.
(voir Mt 20,6) Pour vous convaincre de l'exactitude de la pensée
du prophète, pour
bien vous faire comprendre que, loin de nous ravir toute liberté,
Il ne parle ici que de
l'issue de nos actions, écoutez la suite du raisonnement. Après
ces mots : "La voie de
l'homme n'est pas en son pouvoir," il ajoute aussitôt : "Seigneur,
frappe-nous, mais
dans ta Justice, et non dans ta Colère." Or, si nous étions
incapables de toute acte
libre, il aurait eu tort de s'écrier : "Frappe-nous, mais dans
ta Justice."
Car quelle injustice plus grande que de punir des hommes qui ne sont
pas les arbitres
de leurs actes, que d'imposer un châtiment à des gens
qui ne sauraient disposer de
leur voie et de leur vie. Donc, en paraissant supplier le Seigneur
de ne pas frapper
trop sévèrement les prévaricateurs, il établit
par cela même que ces derniers
méritaient peine et châtiment. Effectivement, s'ils n'eussent
pas été maîtres de leur
conduite, ce n'était pas une diminution de peine qu'il eût
fallu solliciter en leur faveur,
mais l'absence de toute peine : les prières fussent même
devenues inutiles, Dieu
n'ayant pas besoin d'être supplié pour ne pas frapper
des innocents. Et que parlé-je
de Dieu, puisqu'un homme sage n'agirait pas autrement ? Lors donc que
nous voyons
le prophète en prières, il est évident qu'il prie
pour des coupables et des pécheurs;
or, il n'y a péché que lorsque, étant maître
de ne pas transgresser un
commandement, on le transgresse tout de même. Il est par conséquent
évident de
toutes les manières que nos bonnes actions dépendent
à la foi de Dieu et de nous.
Autant faut-il en penser de ce texte de l'Apôtre : "Cela ne dépend
ni de celui qui veut,
ni de celui qui court, mais de la miséricorde de Dieu." (Rom
9,16) - Et comment
pourrais-je courir, comment pourrais-je vouloir, observera-t-il, si
l'action ne dépend
pas de moi tout entière ? - En vous déterminant à
vouloir et à courir, vous gagnez la
bienveillance de Dieu, et vous obtenez qu'Il vous assiste, qu'Il vous
tende la main, et
qu'Il vous fasse atteindre le but. Mais, si vous ôtez cette condition,
si vous cessez de
courir et de vouloir, Dieu ne vous tendra plus sa Droite, et même
Il se retirera de
vous. Et où en est la preuve ? Écoutez ce qu'il dit à
Jérusalem : "Que de fois j'ai voulu
rassembler tes enfants, et vous n'avez pas voulu ! Voilà que
vos maisons vont être
laissées solitaires." (Mt 23,37) Vous le voyez, c'est parce
qu'ils n'ont pas voulu que
Dieu s'est retiré. Aussi, avons-nous besoin de vouloir et de
courir, pour attirer sur
nous les faveurs divines. Telle est la pensée du prophète
: Il ne dépend pas de nous
d'arriver au terme de nos désirs, cela dépend du secours
divin; mais il dépend de
nous et de notre volonté de prendre la détermination
correspondante. - Donc,
répartira-t-on, si du secours divin dépend l'heureuse
issue de nos desseins, alors
même que je ne ferais pas le bien que je me propose, je ne devrais
redouter aucun
châtiment : faisant tout ce qui est en moi, ayant la volonté
et la résolution
nécessaire, ayant mis la main à l'oeuvre, parce que le
Seigneur de qui dépend le
couronnement de l'oeuvre même ne m'a pas secondé et ne
m'a pas prêté son Bras,
je n'ai aucune charge à redouter. - Mais cela n'est pas, cela
ne saurait être.
Impossible que nous apportions la volonté, le choix, la détermination
nécessaires et
que Dieu nous abandonne. Il adresse ses conseils et ses exhortations
à ceux qui ne
veulent pas, pour qu'ils en viennent à se déterminer
et à vouloir : à plus forte raison
ne délaissera-t-Il pas ceux qui ont déjà pris
leur résolution. "Jetez un coup d'oeil,
est-il écrit, sur les générations passées,
et voyez si jamais quelqu'un a mis en Dieu
son espérance et a été confondu, si quelqu'un
a persévéré dans la pratique de ses
commandements, et a été méprisé." (Ec 2,11-12)
"L'espérance ne confond jamais,"
dit encore l'Apôtre, l'espérance dans le Seigneur." (Rom
5,5) A coup sûr, il en
arrivera à ses fins celui qui espère en Dieu de toute
son âme, et qui ne néglige rien
de ce qui dépend de lui. "Dieu est fidèle, ajoute l'Apôtre,
et Il ne souffrira pas que
vous soyez tentés au-dessus de vos forces; Il vous rendra même
la tentation
profitable, afin que vous puissiez persévérer." (1 Cor
10,13) De là ce conseil d'un
sage : "Mon fils, si tu entre au service du Seigneur, prépare
ton âme à la tentation,
rends droit ton coeur, souffre et ne te hâte pas au jour de l'obscurcissement.
Sois uni
au Seigneur, et ne t'en éloigne pas." (Ec 2,1-2) Dans une autre
circonstance il nous a
été dit : "Celui-là seul qui persévéra
jusqu'à la fin sera sauvé." (Mt 10,22)
Ce sont là autant de règles, de lois, de sentences immuables.
Voilà ce que vous devez
graver profondément dans votre esprit, à savoir l'impossibilité
pour quiconque
s'occupe avec zèle et sollicitude de son salut d'être
jamais abandonné de Dieu.
N'avez-vous donc pas entendu ce que le Sauveur disait à Pierre
: "Simon, Simon, que
de fois Satan a demandé à te broyer comme l'on broie
du froment ! mais J'ai prié
pour toi, afin que ta foi ne faiblisse pas;" (Luc 22,31-32) Voit-il
que le fardeau
surpasse nos forces, Il nous tend la main et apaise la tentation; mais,
lorsqu'Il nous
voit compromettre par dédain et par négligence notre
salut et n'en pas vouloir
absolument, c'est alors qu'Il nous laisse et se retire; car Il n'use
point de contrainte ni
de violence. Ce qu'Il faisait au temps de sa prédication, Il
le fait encore aujourd'hui :
ceux qui ne voulaient point l'écouter et qui s'en allaient,
Il se gardait bien de les
forcer; mais à ceux qui lui prêtaient une oreille attentive,
Il découvrait ses mystères
et éclaircissait les points les plus obscurs. Ainsi fait-il
dans l'ordre des choses
humaines : Il n'impose aucune contrainte aux personnes insensibles
et de mauvaise
volonté; mais pour les personnes de bonne volonté, Il
les attire à Lui par un attrait
irrésistible. Aussi Pierre s'écriait-il : "Je comprends
maintenant que tout homme
craignant Dieu et pratiquant la justice, à quelque nation qu'il
appartienne, est
agréable au Seigneur." (Ac 10,34-35) Et le prophète nous
interpelle en ces termes :
"Si vous le voulez et si vous m'écoutez, vous jouirez des biens
de la terre; mais si
vous ne le voulez pas et si vous ne m'écoutez pas, le glaive
vous dévorera." (Is
1,19-20) Puisque donc que nous savons à n'en pas douter qu'il
dépend de nous de
vouloir et de courir, qu'en faisant l'un et l'autre nous nous concilions
l'assistance
divine, et qu'avec cette assistance nous arriverons sûrement
au but, réveillons-nous,
mes bien-aimés, et consacrons tous nos efforts à nous
occuper du salut de notre âme,
afin qu'après les rapides labeurs du temps présent, nous
jouissions dans une jeunesse
et une vie sans fin des biens éternels : puissions-nous tous
les posséder, par la grâce
et l'amour de notre Seigneur Jésus Christ, avec qui gloire soit
au Père ainsi qu'au
saint Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des
siècles. Amen.