Chrysostome

HOMÉLIE SUR LES PÉRILS DES DERNIERS TEMPS

 

  Sur ces paroles de l'Apôtre : "Sachez que dans les derniers jours il y aura des temps
                                     difficiles. (2 Tim 3,1)

 

Je suis faible, sans ressources, et inexpérimenté dans l'office de la prédication; mais ,
il est vrai, quand je vous vois réunis autour de moi, j'oublie ma faiblesse, je perds de
vue ma pauvreté, et je ne songe plus à mon inexpérience, tant votre charité exerce
sur moi d'empire. Aussi vous présenté-je ma table, toute pauvre qu'elle est, avec
plus d'empressement que les riches ne le feraient. C'est vous qui m'inspirez cet
empressement par ce zèle pour la parole divine qui ranime les forces de ceux qui les
ont perdues, par votre avidité pour la céleste doctrine, qui vous suspend en quelque
sorte aux lèvres de celui qui vous parle. De même que les petits de l'hirondelle, à
l'aspect de leur mère se dirigeant vers eux, se penchent hors du nid, laissant pendre
leurs petites têtes, et prennent ainsi la nourriture qu'on leur apporte; de même, les
yeux attachés avec intérêt sur l'orateur, vous recevez de sa bouche les
enseignements qu'il vous destine, et, avant même que les paroles aient jailli de sa
bouche, votre intelligence les a déjà saisies. Qui ne nous féliciterait, vous et nous, de
parler à "des oreilles qui entendent ?" (Ec 25,12) . L'effort est commun, commune
sera la couronne, commun le profit, commune la récompense. Le Christ félicitait ses
disciples en ces termes : "Bienheureux vos yeux, car ils voient ; bienheureuses vos
oreilles, car elles entendent." Que vos oreilles entendent, c'est une chose évidente;
que vos yeux voient comme voyaient les yeux des disciples, je m'efforcerai de le
démonter pour que rien ne manque à votre bonheur.

Que voyaient donc les disciples ? Les morts ressuscités, les aveugles recouvrant la
vue, les lépreux guéris, les démons chassés, les paralytiques marchant, toutes les
infirmités guéries. Or, ces miracles, vous les voyez, vous aussi, des yeux de la foi,
sinon des yeux du corps; car tels sont les yeux de la foi, ils voient ce qui n'est pas
visibles et ils saisissent ce qui n'existe pas encore. Où trouver la preuve de cette
assertion,que la foi découvre et saisisse les choses qui ne se voient pas ? Écoutez ces
mots de Paul : "La foi est la substance des choses qu'il faut espérer, la preuve de
celles que nous ne voyons pas." (Heb 11,1) Ce qu'il y a de merveilleux est que, tandis
que les yeux de la chair voient les choses visibles et ne voient pas les choses
invisibles, la foi fait tout le contraire : ses yeux saisissent les choses invisibles et ne
saisissent pas les choses visibles. Qu'ils ne voient pas les choses visibles et qu'ils
voient les choses invisibles, l'Apôtre encore nous l'affirme dans ce passage : "Ces
tribulations courtes et légères produisent pour nous le poids immense d'une sublime
et éternelle gloire; car nous considérons non les choses qui se voient, mais celles qui
ne se voient pas." (2 Cor 4, 17). Et comment voir ce qui n'est pas visible ? Comment,
sinon avec des yeux de la foi ? De là ce que nous lisons ailleurs : "C'est par la foi que
nous comprenons la destination des siècles." (Heb 20,3) Et de quelle manière,
puisque nous ne voyons rien ? "Afin que ce qui était invisible devint visible."
Voulez-vous une autre preuve établissant que les yeux de la foi découvrent les choses
invisibles ? La voici dans ces paroles que Paul écrivait aux Galates : "Sous vos yeux
Jésus Christ a été crucifié en vous-mêmes." (Gal 3,1)

Que dis-tu, ô bienheureux apôtre ? Est-ce que les Galates ont vu le Christ crucifié en
Galatie ? Ne reconnaissons-nous pas tous qu'il a souffert en Palestine, au milieu de la
Judée ? Comment donc les Galates ont-ils pu voir son crucifiement ? - Des yeux de la
foi, et non des yeux de la chair. - Voyez-vous comment les yeux de la foi saisissent ce
qui est invisible ? Malgré l'intervalle d'espace et de temps qui les séparait du
Sauveur, les Galates ont vu son supplice. C'est de la même manière que vous voyez
les morts ressuscités; c'est ainsi qu'aujourd'hui vous avez vu le lépreux guéri, le
paralytique recouvrer le mouvement : vous l'avez même vu mieux que les Juifs
témoins de ces prodiges; car, tout témoins qu'ils en étaient, ils ne reconnurent pas le
caractère miraculeux de ces faits, caractère que vous, quoique ne les ayant pas vus,
savez reconnaître. J'ai donc eu raison de vous dire : "Bienheureux vos yeux,car ils
voient." (Mt 13,16) Voulez-vous encore des preuves d'un autre genre de cette vérité,
que les yeux de la foi considèrent les choses qui ne sont pas visibles, et ne s'arrêtent
point aux choses visibles, - ils ne verraient point les premières, s'ils ne dédaignaient
pas les secondes; - Écoutez Paul nous dire d'Abraham qu'il vit des yeux de la foi la
naissance d'Isaac son fils et qu'il reçut ainsi l'effet de la promesse : "Sa foi ne fut pas
affaiblie, dit-il, et il ne regarda pas son corps comme impuissant." (Rom 4,19) Qu'elle
est grande la vertu de la foi ! Si "les pensées des hommes sont timides et faibles," la
foi est forte et puissante. "Il ne regarda pas son corps comme impuissant." Le
voyez-vous laisser de côté les choses visibles, et ne pas s'arrêter à considérer sa
vieillesse ? Pourtant elle frappait la première ses yeux; mais il regardait avec les
yeux de la foi et non avec les yeux du corps. Voilà pourquoi il ne vit ni sa vieillesse ni
le sein fermé de Sara : "Il ne se préoccupa point du sein fermé de Sara;" à savoir, de
sa stérilité. (Ibid., 19) C'était là une double infirmité provenant l'une de l'âge avancé,
l'autre d'un vice de nature. Non seulement l'âge de la femme d'Abraham la rendait
impropre à la conception, mais son sein lui-même, ses forces naturelles étaient
paralysés; en sorte que même avant la vieillesse elle ne pouvait avoir d'enfants à
cause de sa stérilité. Que d'obstacles accumulés ! la vieillesse du mari et celle de la
femme, la stérilité de celle-ci, chose plus grave encore que la vieillesse, le principal
obstacle à la génération des enfants. N'importe, Abraham ne s'arrêta à aucune de ces
choses, et, levant les yeux de la foi vers le ciel, il compte sur la puissance de Celui qui
lui a promis, comme sur la plus efficace des garanties. Aussi "n'eut-il pas la moindre
défiance touchant la promesse de Dieu, et se fortifia-t-il par la foi." (Ibid., 20)

La foi est comme un soutien inébranlable, comme un port sûr où l'âme n'a rien à
craindre des erreurs qui naissent du raisonnement, et où elle jouit d'un calme parfait.
"Bienheureux vos yeux, car ils voient." Cette parole, nous devons la répéter sans
cesse. Les Juifs aussi voyaient les prodiges accomplis sous leurs yeux; pourtant ce
n'est pas cette vision extérieure des choses qu'exalte le Sauveur : ce n'est point par
les yeux du dehors que s'aperçoivent les miracles, mais par les yeux du dedans. Les
Juifs voyaient l'aveugle et s'écriaient : "C'est lui, ce n'est pas lui, appelons ses
parents." (Jn 9,8 et 18) Entendez-vous leurs hésitations ? Il ne suffit donc pas de la
vision corporelle pour discerner le miracle. Tout spectateurs et témoins qu'ils étaient,
les Juifs s'écriaient : "C'est lui, ce n'est pas lui." Et nous, qui n'étions pas présents, au
lieu de dire : "C'est lui, ce n'est pas lui," nous disons : "C'est lui." L'absence ne fait
rien, quand on a les yeux de la foi; de même que la présence ne sert de rien lorsque
ces mêmes yeux font défaut. Quel avantage les Juifs ont-ils retiré de leur présence ?
Aucun. Nous voyons plus clairement qu'ils n'ont vu. Puis donc que vos yeux voient,
que vos oreilles entendent de la façon qu'a glorifiée le Sauveur, nous allons vous offrir
les pierres précieuses de l'Écriture. Parce que les Juifs ne Lui prêtaient aucune
attention, le Christ, loin de résoudre leurs difficultés, rendait encore plus épaisses les
ténèbres dans les-quelles ils étaient : parce que votre attention est irréprochable, il
est juste de vous expliquer les questions les plus cachées. Les disciples s'étant
approchés de leur Maître et Lui disant avec surprise : "Pourquoi donc leur parles-Tu
en paraboles ?" Il leur répondit : "Parce qu'ils ont des yeux et ne voient pas." (Mt
13,10-13) Mais à vous, qui voyez sans voir, il est convenable de parler sans parabole.
"Ils ont des oreilles et n'entendent pas," disait encore le Fils de Dieu. Puisque vous
entendez maintenant autant que si vous eussiez assisté à ses discours, bien que vous
n'y fussiez pas présents, il est raisonnable de ne pas vous priver de cette réfection.
D'autant plus que le Christ ne vous félicite pas moins qu'Il ne félicitait les auditeurs de
sa Parole. "Vous avez vu et vous avez cru, disait-Il; bienheureux ceux qui n'ont pas
vu et qui ont cru." (Jn 20,29) Ne soyez donc pas tièdes pour la vertu parce que vous
vivez en ce siècle, au lieu d'avoir vécu dans le siècle du Sauveur. Vous n'avez qu'à
vouloir pour n'en ressentir aucun dommage; de même que plusieurs des
contemporains du divin Maître, faute de bonne volonté, n'en ont retiré aucun profit.

Quel est donc le texte dont il a été fait aujourd'hui lecture ? "Sachez bien ceci, qu'aux
derniers jours il y aura des temps difficiles." (2 Tim 3,1) C'est Paul qui l'écrit dans sa
seconde épître à Timothée. Menace vraiment effrayante ! Cependant prenons
courage; car l'Écriture nous instruit et sur ce temps-là et sur celui qui doit le suivre, et
sur les temps qui concernent la consommation même des siècles. "Sachez bien ceci, il
y aura vers les derniers jours des temps difficiles." Paroles brèves, mais sens
profond. Pareille aux parfums dont la qualité et non la quantité détermine la suavité,
l'utilité de la divine Écriture dépend, non de la multitude des mots qu'elle renferme,
mais de la vertu qui s'y trouve cachée. L'encens est sans doute par lui-même d'une
douce odeur; mais, si vous le jetez dans le feu, alors il exhalera tout son parfum. De
même l'Écriture sainte, bien que suave par elle-même, si elle vient à remplir notre
âme, la pénètre comme l'encens renfermé dans l'encensoir, du parfum le plus
agréable. "Sachez-le bien, aux derniers jours il y aura des temps difficiles." Cela
regarde la fin des siècles. Et en quoi cela vous touche-t-il, ô bienheureux Paul ? en
quoi cela touche-t-il Timothée ? en quoi ceux qui entendaient alors vos paroles ? Ils
devaient mourir sous peu de temps et devaient être arrachés au spectacle de ces
calamités et de ces dépravations. - Je ne songe pas seulement au présent, répond
l'Apôtre, je songe encore à l'avenir. Mon troupeau actuel n'est pas l'objet exclusif de
ma sollicitude, le troupeau à venir me remplit également de crainte et d'angoisse.

Ainsi, tandis que nous nous occupons à peine des hommes avec lesquels nous vivons,
l'Apôtre se préoccupait de ceux qui n'étaient pas encore nés. Ce n'est pas, en effet,
lorsqu'il voit les loups se précipiter sur le troupeau et sur le point d'égorger ses
brebis, que le bon pasteur les signale; il le fait quand ces bêtes féroces sont encore
loin. Tel Paul, ce pasteur si bon, du haut de sa dignité prophétique comme d'un lieu
élevé, découvrant de son regard perçant les bêtes féroces à venir, annonce les
attaques furieuses auxquelles elles se livreront vers la fin des siècles, pour engager
les fidèles de l'avenir à se tenir sur leurs gardes, et pour donner au troupeau du
Christ dans sa prophétie un boulevard. Un tendre père, lorsqu'il construit une maison,
ne la fait pas grande et belle uniquement en vue de ses descendants. De même, un
roi qui voudra ceindre de remparts une ville à laquelle il tient beaucoup, les fera
construire assez forts et assez solides pour qu'ils puissent protéger et les générations
présentes et les générations futures, soutenir les sièges qui se présenteront plus tard.
Voilà ce qu'a fait Paul. Les saintes Écritures étant les remparts des Églises, il les
destine à protéger avec les fidèles de son temps, les fidèles des siècles suivants; Il a
fait cette enceinte si solide et si sûre, il a pris tant de précautions en établissant ce
boulevard autour du monde entier, que ses contemporains et les hommes des
générations suivantes, ceux de la génération actuelle et ceux des générations futures
n'ont eu et n'auront rien à craindre des assauts de l'ennemi. Oh  ! les âmes des
saints, comme elles sont aimantes, affectueuses ! Leur tendresse surpasse la
tendresse des pères, leur amour, l'amour qu'inspire la nature, et leur dévouement, le
dévouement qu'inspire la maternité, parce qu'elles sont pleines de l'Esprit saint et de
la grâce divine.

Voulez-vous que je vous démontre d'une manière que les saints ne bornent pas leur
sollicitude aux choses de leur temps, et qu'ils étendent aux siècles à venir les
anxiétés dont les pénètre le présent. Les disciples s'approchent du Sauveur assis sur
la montagne; les disciples, à savoir, des hommes avancés en âge et peu éloignés du
moment de quitter la vie de cette terre. Que Lui demandent-ils, quel est le sujet de
leurs inquiétudes et de leurs craintes ? A quel propos ont-ils recours à leur Maître ?
Vont-ils L'interroger sur les choses de leur temps, ou sur les choses des temps plus
éloignés ? Nullement; passant à côté de ce sujet, ils Lui disent : "Quel sera le signe de
ton avènement et de la consommation des siècles ?" (Mt 24,3) Les voyez-vous
questionnant le divin Maître sur la consommation des siècles, et préoccupés des
hommes à venir ? C'est que les apôtres ne considèrent pas seulement ce qui les
touche eux-mêmes, mais encore ce qui touche le prochain; et cela, que vous les
preniez tous ensemble ou que vous les preniez isolément. Prenez, par exemple,
Pierre, le coryphée du choeur apostolique, la bouche des apôtres, Pierre, dont
l'amour pour le Christ était si ardent, et auquel le Christ disait : "Pierre, m'aimes-tu
plus que ceux-ci ?" (Jn 21,15); et si je parle de lui en des termes si élogieux, c'est afin
que vous sachiez bien de quel amour profond il était animé pour son Maître : eh bien !
la principale preuve de son amour était sa sollicitude envers les serviteurs du Christ.
Ce n'est pas moi qui l'affirme, c'est le Maître bien-aimé : "Si tu m'aimes, lui dit-Il,
pais mes brebis." Voyons donc s'il s'occupe vraiment du gouverne-ment de son
troupeau, s'il en a la sollicitude, s'il chérit ses brebis sincèrement, s'il est animé d'un
tendre dévouement à leur égard, afin de voir s'il aime réellement le souverain
Pasteur; nous en trouverons là, a-t-il été dit, une solide preuve. Pierre avait renoncé
à tout ce qu'il possédait, à ses filets, à tout ce que contenait sa barque; il avait quitté
la mer, son métier et sa maison. Ne nous arrêtons pas à considérer le peu de valeur
de ces bien; souvenons-nous seulement qu'ils étaient à lui et admirons sa générosité.
La femme qui donne ses deux deniers, bien qu'elle n'ait pas une grande somme
d'argent, n'en montre pas moins de richesses de l'amour : de même l'apôtre, malgré
sa grande pauvreté, n'en montra pas moins une générosité admirable. Ce qu'étaient
pour d'autres leurs domaines, leurs esclaves, leur palais, leur or; la mer, ses filets,
son bateau, son métier l'étaient pour lui. Ne regardons conséquemment pas le peu
qu'il laissait, mais l'universalité de son sacrifice; car ce qui est demandé, ce n'est pas
de laisser peu ou beaucoup, mais de ne laisser pas moins que ce qu'il est possible de
laisser. Pierre avait donc tout quitté, patrie, maison, amis, parents, sécurité même;
car il s'attira l'inimitié du peuple juif : "Les Juifs avaient, en effet, arrêté que si
quelqu'un reconnaissait en Jésus Christ, il serait chassé de la synagogue." (Jn 9,22) Il
résulte de là que Pierre n'avait eu, touchant le royaume des cieux, ni crainte, ni
hésitation; et il était profondément persuadé, soit après les pensées que les faits lui
en fournissaient, soit avant ces pensées, par la seule voix du Sauveur, qu'il
posséderait un jour ce royaume. Lorsqu'il eut dit au divin Maître : "Voilà que nous
avons tout quitté pour Te suivre; quelle est la récompense qui nous sera donnée ?" Le
Christ lui répondit : "Vous serez assis sur douze trônes, jugeant les douze tribus
d'Israël." (Mt 19,27-28) Ma pensée, en posant ces pré-liminaires, est de vous ôter,
quand je vous montrerai cet apôtre plein de dévouement pour ses frères, tout sujet
de prétendre qu'il craignait pour son propre compte. Comment eût-il éprouvé quelque
sentiment de crainte, puisque Celui qui devait le couronner, avait déjà proclamé les
couronnes et les récompenses à lui réservées ? Un jour, devant Pierre qui avait tout
quitté, qui était assuré de posséder le royaume des cieux, un riche se présenta et dit
au Christ : "Que dois-je faire pour hériter la vie éternelle ?" (Mt 19,16); le Sauveur lui
répondit : "Si tu veux être parfait, vends tout ce que tu possèdes, donne-le aux
pauvres, puis viens et suis-moi." (Ibid., 21) Cette réponse ayant ramolli le jeune
homme de tristesse, le Sauveur dit à ses disciples : "Voyez combien il est difficile aux
riches d'entrer dans le royaume des cieux. En vérité, en vérité, Je vous le dis, il est
plus facile à un chameau de passer par le trou d'une aiguille qu'à un riche d'entrer
dans le royaume de Dieu. (Ibid., 23) A ce langage, Pierre dépouillé de tout, Pierre sûr
du royaume céleste, sans crainte sur son salut, prévenu formellement des honneurs
qui lui étaient réservés, Pierre s'écrie : "Qui pourra donc être sauvé ?" (Ibid., 25) Que
crains-tu donc, ô bienheureux Pierre ? Pourquoi cette anxiété, pourquoi cette
frayeur ? Tu as renoncé à tout, tu as tout quitté : il n'est question ici que des riches,
ce sont les riches qui sont mis en accusation; mais toi, ne vis-tu pas dans le
dénuement et l'indigence ? - Je ne considère pas mes seuls intérêts, répondit-il, je
me préoccupe aussi des intérêts d'autrui. - Voilà pourquoi, malgré la confiance dont il
était rempli touchant ses intérêts propres, la sollicitude qu'il ressent pour ses frères,
lui arrache cette question : "Qui pourra donc être sauvé ?"

Avez-vous vu l'amour des apôtres et comment ils ne forment qu'un corps ? Avez-vous
vu Pierre trembler à la fois et pour le présent et pour l'avenir ? Ainsi en était-il de
Paul : ce qui lui faisait dire : "Sachez-le bien, il y aura vers les derniers jours des
temps difficiles." Il agit de même en une autre circonstance. Au moment de quitter
l'Asie pour être conduit à Rome et de là transporté au ciel, - car la mort des saints
n'est pas un mort, c'est plutôt un passage de la terre au ciel, d'un monde imparfaite à
un monde parfait, du royaume des serviteurs à celui du Maître, de celui des hommes
à celui des anges; - au moment donc d'aller trouver le Dieu souverain de toutes
choses, il remplit sa tâche d'une façon admirable. Tout le temps qu'il était demeuré
avec ses disciples, il leur avait dispensé la parole avec le plus grand zèle. "Je suis pur,
disait-il, de votre sang à tous;" (Ac 20,26) je n'ai rien omis de ce qui importait à votre
salut. Après avoir ainsi mis sa conscience en toute sécurité, et avoir évité tout
reproche de la part du Seigneur relativement au temps de sa vie, croyez-vous qu'il
soit resté indifférent au sort des âmes à venir ? Non certes; il s'estime au contraire
responsable de leur salut, et il prononce avec le sentiment de leur perte ces paroles
sur lesquelles nous reviendrons : "Veillez sur vous-mêmes et sur le troupeau tout
entier." (Ac 20,28) Voyez-vous de quelle sollicitude il est animé à l'égard de ce
troupeau ? Chacun de nous se préoccupe de ce qui le regarde; lui se préoccupait des
intérêts de tous. Aussi, dit-il des docteurs : "Ils veillent sur vos âmes : cependant,
pour en revenir à notre sujet, Paul appelle ses disciples et leur dit : "Veillez sur vous
et sur le troupeau tout entier au milieu duquel l'Esprit saint vous a établis évêques et
pasteurs." Qu'est-il donc arrivé ? pourquoi cette exhortation ? que prévoyez-vous de
grave, de difficile ? quel fléau, quelle guerre nous menace ? Dis-le nous de grâce; tu
es plus élevé que nous, et ton regard embrasse à la fois le présent et l'avenir. "Je
sais, poursuit-il qu'après mon départ, le troupeau sera assailli par des loups cruels."
(Ibid., 29)

Je n'avançais donc rien d'inexact, et Paul ne porte pas seulement sa sollicitude et ses
craintes sur les fidèles de son temps; il s'inquiète encore de ceux qui devaient exister
après son départ. "Des loups viendront," dit-il, non point des loups simplement mais
"des loups cruels qui ne ménageront pas le troupeau." Double malheur, l'absence de
Paul, et l'attaque des loups : le maître n'y sera pas, et les corrupteurs feront
irruption. Et notez la méchanceté de ces bêtes féroces en même temps que la fureur
des pervers : ils épient le moment où le maître est absent pour assaillir le troupeau. -
Eh quoi ! tu nous laisses livrés à nous-mêmes, et tu te contentes de nous prédire ces
maux et tu n'indiques aucun moyen d'y obvier ! Mais en agissant de la sorte, tu
augmente la timidité de ceux qui t'écoutent; tu abats les âmes, tu leur ravigotes leurs
forces, tu paralyseras leur énergie. - Voilà pourquoi il leur parle tout d'abord de
l'Esprit saint : " É au milieu duquel l'Esprit saint vous a établis pasteurs et docteurs."
Paul peut s'en aller, le Consolateur demeure. Voilà comment il relève leur courage,
en leur rappelant la présence du Maître divin auquel il était lui-même redevable de sa
puissance. C'est le devoir d'un conseiller, et de ne pas inspirer une trop grande
confiance à son disciple, de crainte qu'il n'en devienne négligent, et de ne pas se
borner à l'effrayer, de crainte qu'il ne soit entièrement paralysé. Aussi l'Apôtre
parle-t-il de l'Esprit de Dieu pour prévenir l'abattement, et des loups pour prévenir la
négligence. "Des loups cruels qui ne ménageront pas le troupeau. - Veillez sur vous. -
Je n'ai rien omis. - Souvenez-vous de moi." C'est assez du souvenir de Paul pour
inspirer de la confiance. Mais il ne se borne pas à parler du souvenir de sa personne,
il parle aussi du souvenir de ses actions. Qu'il ne demande pas un souvenir pour lui
seulement, et qu'il désire un souvenir suivi de l'imitation de ses exemples, ce qui suit
en convaincra quelque auditeur que ce soit : "Souvenez-vous de moi; car pendant
trois ans je n'ai cessé ni le jour ni la nuit d'avertir chacun de vous avec gémissements
et avec larmes." (Ac 20,31) Souvenez-vous de moi, mais aussi du temps que j'ai
passé près de vous, de mes avis, de ma sollicitude, de mes larmes et de tous mes
gémissements. De même qu'après avoir vainement supplié des malades qui nous
sont chers de prendre la nourriture et les remèdes nécessaires, nous recourons aux
larmes pour les fléchir; ainsi Paul, quand il voyait la parole doctrinale impuissante à
toucher ses auditeurs, employait le langage des larmes.

Qui n'eût point été ému à la vue de Paul gémissant et en larmes ? qui de nous ne l'eût
point été, alors même que son coeur eût surpassé les pierres en dureté ? Vous l'avez
vu ensuite prédire les événements futurs. C'est ce qu'il fait dans le passage cité plus
haut : "Sachez-le bien, aux derniers jours il y aura des temps difficiles." Pourquoi ces
paroles, s'adressent-elles à Timothée ? Pourquoi ne dit-il pas : "Que les hommes des
siècles à venir le sachent, il y aura des temps difficiles. - Sache-le, toi, dit-il au
contraire à Timothée, afin que tu apprennes que le disciple doit aussi bien que le
maître, embrasser l'avenir dans sa sollicitude. Or, si Paul n'eût point éprouvé cette
sollicitude, il ne l'eût point communiquée à Timothée. Ainsi faisait le Christ : Quand
ses disciples vinrent L'interroger sur la consommation des temps, Il leur dit : "Vous
entendrez des bruits de guerre." (Mt 24,6) Pourtant ce n'étaient point leurs oreilles
que ces bruits devaient frapper. Mais le corps des fidèles est un : de même que les
disciples d'alors étaient instruits de ce qui devait arriver plus tard, de même nous
apprenons nous aussi les choses qui arriveront de leur temps. Comme nous ne
formons avec eux qu'un corps, ainsi que je viens de le dire, encore que nous en
occupions seulement une extrémité, ni le temps, ni le lieu ne sauraient le diviser;
nous sommes tous unis les uns aux autres et resserrés étroitement, sinon par les
nerfs, du moins par les liens de l'amour. C'est pour cela que les disciples d'alors sont
informés de ce qui nous regarde, et que de notre côté nous sommes renseignés sur
ce qui les concerne.

Reste maintenant à chercher pourquoi l'Apôtre parle en toute circonstance
d'événements graves à propos de la fin des temps. "Aux derniers jours, dit-il quelque
part, plusieurs s'éloigneront de la foi." (1 Tim 3,1) Le Christ parlait aussi dans le
même sens quand Il disait : "A la fin des temps vous entendrez parler des guerres et
de bruits de guerre, de famines et de pestes." (Mt 24,6-7) Pourquoi à la fin des temps
ce concours de calamités terribles ? Suivant quelques auteurs, la nature serait alors
épuisée et décrépite, et, de même que le corps dans la vieillesse est sujet à une foule
d'infirmités, la vieillesse de la nature lui attirerait ces calamités. Mais il est dans
l'ordre et les lois des choses que le corps vieillisse; tandis qu'on ne voit pas que la
vieillesse de l'univers influe aucunement sur les pestes, les guerres, et les
tremblements de terre. Non, il n'est pas vrai que ces fléaux se déchaînent parce que
les créatures vieilliront : "La faim, la peste, des tremblements de terre se produiront
en divers lieux." Ce sera parce que les moeurs des hommes seront infectées par la
corruption; car ces fléaux sont la punition du péché, et le remède aux maladies
morales. D'ailleurs ces maladies de l'humanité prendront alors une gravité
particulière. Et pourquoi cela ? A mon avis, c'est que le Jugement suprême et la
sanction qui le suivra se faisant attendre, ainsi que l'avènement du Juge, les hommes
que devra atteindre ce Jugement tomberont dans la négligence. Tel est le motif qui,
d'après le Seigneur, provoqua la négligence du méchant serviteur. "Mon maître tarde
à venir," disait-il; et alors il se mettait à frapper ses compagnons de travail et à
dissiper les biens de son maître. Aussi, quand les disciples du Sauveur Lui vinrent
demander quel serait le jour de la consommation des temps, Il ne voulut pas le leur
indiquer, afin que l'incertitude de l'avenir nous maintînt dans la crainte et que chacun,
dans l'attente de ce qui lui était réservé et dans l'espérance de l'avènement du Christ,
fût plus fidèle à ses devoirs. De là cet avertissement qui nous est donné : "Ne tardez
pas à vous convertir au Seigneur, et ne renvoyez pas de jour en jour, de peur que
durant cette attente vous ne soyez brisé." (Ec 5,8-9) La mort est incertaine, et elle
est incertaine afin que vous vous teniez toujours sur vos gardes. C'est pourquoi le
jour du Seigneur viendra pareil au voleur qui vient la nuit; et cela nous est dit pour
que nous prenions nos mesures. Effectivement, celui qui prévoit l'invasion d'un voleur
veille et tient sa lampe allumée. A vous également de tenir allumé le flambeau de la
foi et d'une irréprochable vie, et de veiller sans cesse à cette lumière, ne sachent pas
à quelle heure viendra l'Époux; il nous faut être prêts à toute heure, afin qu'à son
arrivée, Il nous trouve sur pied.

Je voudrais en dire davantage; mais à peine la maladie qui m'a retenu longtemps loin
de vous m'a-t-il permis de vous dire ce que vous venez d'entendre. Ce temps a été
bien long pour moi, encore plus long eu égard à la mesure de mon affection que par
le nombre des jours. Quand on aime, une courte absence paraît sans fin. Paul écrivait
aux Thessaloniciens, dont il avait été quelque temps séparé : "Quant à nous, mes
frères, qui avons été privé une heure de vous, nous avons eu hâte de vous voir face à
face et non pas de coeur seulement." (1Th 2,17) Si Paul, ce maître consommé en
sagesse, ne put résister à une absence d'une heure, comment aurions-nous supporté
une absence de plusieurs jours ? Aussi, n'y tenant plus, nous sommes accourus vers
vous et nous avons jugé le bonheur de nous retrouver en contact avec votre charité le
meilleur de tous les remèdes. Oui, les soins des médecins, ou n'importe quels
secours, sont moins salutaires pour moi que la jouissance de votre affection :
puissé-je en jouir longtemps par les prières et l'intercession des saints, pour la gloire
de notre Seigneur Jésus Christ, par qui et avec qui gloire, honneur, puissance soient
au Père, ainsi qu'au saint Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des
siècles. Amen.