Chrysostome

SUR LE JEUNE

 

Que la réunion de ce jour est brillante ! comme cette assemblée est supérieure en
éclat aux assemblées ordinaires ! Quelle en est la cause ? C'est, je le vois, au jeûne
qu'il faut l'attribuer; non à un jeûne actuel, mais au jeûne que nous attendons. C'est
ce jeûne qui nous rassemble dans la maison paternelle, c'est lui qui ramène
aujourd'hui entre les mains de leur mère les fidèles qui se sont montrés jusqu'ici trop
négligents. Si la perspective de ce temps consacré a réveillé parmi nous tant de zèle,
de quelle piété serons-nous animés, lorsqu'il sera vraiment arrivé ! C'est ainsi qu'on
voit une cité bannir toute torpeur et déployer la plus grande activité pour recevoir un
prince redouté. Ne croyez pas cependant que vous deviez redouter ce jeûne qui va
prochainement arriver; ce n'est pas à vous, mais aux démons qu'il est redoutable.
Faites entrevoir à un lunatique la présence du jeûne, et la crainte dont il est saisi le
rend aussi immobile que les rochers, et charge en quelques manière ses membres de
chaînes. Cela se produit surtout lorsque le jeûne est suivi de sa soeur et de sa
compagne, la prière; car, dit le Sauveur, "cette espèce de démons n'est chassé que
par le jeûne et la prière." (Mt 17, 20) Puisque le jeûne met ainsi en fuite les ennemis
de notre salut, puisqu'il inspire tant de frayeur aux ennemis de notre repos, nous
devons l'aimer, le chérir, et non le craindre : à craindre quelque chose, c'est la
débauche et l'intempérance et non le jeûne qui doivent nous inspirer de la crainte. La
débauche et l'intempérance nous livrent, sans défense, à la tyrannie des vices, et
nous rendent esclaves de ces maîtres pervers. Le jeûne au contraire brise les fers de
notre servitude, rompt les liens qui garrottent nos mains, nous affranchit de toute
tyrannie, et nous remet en possession de notre antique liberté. S'il triomphe de nos
ennemis, s'il nous arrache à l'esclavage, s'il nous rend à la liberté, quelle preuve
réclamerez-vous encore de sa bienfaisance envers le genre humain ? La plus grande
preuve d'amour ne consiste-t-elle pas à nourrir les mêmes sentiments de haine et
d'amitié ?

Voulez-vous connaître quelle gloire, quelle protection et quelle sécurité le jeûne
procure aux hommes ? Considérez l'heureuse et admirable vie des solitaires. Ces
hommes qui, fuyant loin des bruits du siècle, sont allés s'établir sur le faîte même des
montagnes et ont bâti leurs cellules dans le calme du désert, port à l'abri des orages;
ces hommes, dis-je, ont fait du jeûne le compagnon inséparable de leur vie. Aussi les
a-t-il transformés en anges, et les a-t-il conduits sur les hauteurs de la philosophie;
prodiges qu'il n'opère pas moins chez les habitants des villes qui en embrassent la
pratique. Moïse et Elie, ces prophètes sublimes de l'Ancien Testament, avaient bien
des titres de gloire; ils jouissaient d'un grand crédit auprès du Seigneur : cependant
lorsqu'ils voulaient l'aborder et s'entretenir avec Lui, comme il est possible à l'homme
de le faire, ils avaient recours au jeûne, qui les conduisait en quelque sorte par la
main jusqu'à Dieu. C'est pour cela que Dieu, après avoir au commencement créé
l'homme, le mit aussitôt sous la loi du jeûne, comme entre les mains d'une tendre
mère et d'un maître parfait. En effet, cette défense : "Vous mangerez du fruit de tous
les arbres du paradis, mais vous ne mangerez pas du fruit de l'arbre de la science du
bien et du mal," ne prescrit-elle pas une sorte de jeûne ? (Gen 2,16-17) Si le jeûne a
été jugé indispensable dans le paradis, il l'est encore plus hors du paradis; s'il était un
remède utile avant toute blessure, il le sera plus maintenant que nous sommes
blessés; s'il fournissait des armes redoutables, même avant que les passions
révoltées nous eussent déclaré la guerre, son alliance nous est beaucoup plus
nécessaire, maintenant que nous avons à subir les violents assauts des démons et des
passions. Ah ! si Adam eût prêté l'oreille à cette parole, il n'eût pas entendu celle-ci :
"Tu es terre, et tu retourneras dans la terre." (Gen 3,19) Il enfreignit le précepte
divin; et dès ce moment, la mort, les soucis, les afflictions, les chagrins, une vie plus
affreuse même que la mort, les épines, les ronces, les labeurs, les tribulations et les
angoisses devinrent son partage.

Voilà comment Dieu châtie le mépris que l'on fait du jeûne : apprenez d'autre part
comment Il récompense cette pratique. Le mépris du jeûne, Il l'a châtié en
condamnant à la mort; le respect du jeûne, Il le récompense en rappelant à la vie.
Pour vous en montrer la vertu, Il a permis que le jeûne obtînt à des criminels leur
grâce, quand la sentence avait été prononcée, quand elle était sur le point d'être
mise à exécution, et que l'on s'acheminait déjà vers le lieu du supplice. Et il ne s'agit
pas seulement de deux, de trois ou de vingt individus, mais d'un peuple tout entier.
Cette grande et belle ville de Ninive déjà ébranlée dans ses fondements, déjà
penchée sur l'abîme, déjà près de recevoir le coup fatal, le jeûne, semblable à un
ange descendu du ciel, l'a arrachée des portes de la mort et l'a ramenée à la vie.
Écoutons, si vous le voulez bien, l'historien sacré.

"La voix du Seigneur se fit entendre à Jonas et lui dit : 'Lève-toi et va dans la grande
ville de Ninive.'" (Jon 1,2) Dieu parle au prophète de la grandeur de cette ville pour
mieux le persuader; car Il prévoyait sa fuite prochaine. Mais écoutons ce qu'il doit
annoncer. "Encore trois jours, et Ninive sera détruite." (Jon 3,4) Pourquoi, Seigneur,
prédire les maux que tu devais accomplir ? - Pour ne pas réaliser mes menaces ! - Il
nous menace de l'enfer, mais pour nous préserver de l'enfer. Soyez pénétrés de
crainte par mes paroles, si vous voulez n'être pas victimes des événements. - Mais
pourquoi assigner un terme si proche ? - Pour vous faire connaître la vertu de ces
barbares, je veux dire des Ninivites, à qui il a suffi trois jours pour dissiper le
courroux que leurs péchés leur avaient attiré; pour vous faire admirer la bonté de
Dieu, qui se contente de trois jours de pénitence en expiation de tant de crimes; pour
que vous ne vous abandonniez jamais au désespoir, alors même que vos péchés
seraient innombrables. Au reste, de même que l'âme lâche et négligente, quelque
temps qu'elle assigne à la pénitence, n'aboutit à aucun résultat important, et ne
parvient pas, à cause de sa lâcheté, à fléchir le Seigneur, de même, l'âme pleine de
résolution et d'énergie, par l'ardeur de sa pénitence, pourra expier en quelques
instants les fautes de nombreuses années. Est-ce que Pierre ne renia pas trois fois
son Maître ? Est-ce que, la troisième fois, il n'y ajouta pas un jurement ? Est-ce qu'il
ne faiblit pas devant la parole d'une vile servante ? Et bien, aura-t-il eu besoin de
plusieurs années pour obtenir le pardon de son crime ? Point du tout : la même nuit le
vit tomber et se relever, recevoir la blessure et en guérit, atteint par la maladie et
rendu à la santé. Et comment cela s'accomplit-il ? par ses pleurs et par ses
gémissements; non par des pleurs ordinaires, mais par des pleurs que lui arrachait la
vivacité de ses regrets. Aussi l'évangéliste ne se borne-t-il pas à dire qu'il pleura; il
ajoute qu'il pleura amèrement. (Mt 26,75) Exprimer l'abondance de ses larmes est
au-dessus de la parole humaine : l'issue de l'événement l'a fait seule comprendre. En
effet, après cette épouvantable chute, car aucune faute n'est comparable à
l'apostasie; après cette faute si grave, l'apôtre recouvra sa dignité première, et fut
chargé du gouvernement de l'Église universelle : et, chose encore plus admirable, il
témoigne envers son divin Maître un amour supérieur à celui de tous les autres
apôtres. "Pierre, lui avait dit le Sauveur, m'aimes-tu plus que ceux-ci ?" (Jn 21,15) Or
nulle question n'était plus propre à mettre en évidence le degré de sa vertu.

Vous seriez peut-être tentés de dire que Dieu a eu raison de pardonner aux Ninivites
en considération de leur barbarie et de leur ignorance, et vous rappelleriez ce mot de
l'évangéliste : "Le serviteur qui ne connaît pas la volonté de son maître et qui ne
l'accomplit pas, sera légèrement châtié." (Luc 12,48) Pour vous convaincre du
contraire, le Seigneur vous offre l'exemple de Pierre, serviteur qui certes connaissait
bien la volonté de son Maître. Regardez à quel degré de confiance néanmoins il
remonte, quoique s'étant rendu coupable d'un si grave péché. Quels que soient donc
vos péchés, ne perdez jamais courage. Ce qu'il a de plus à craindre que le péché,
c'est de rester dans le péché; ce qu'il y a de plus dangereux dans une chute, c'est de
ne pas se relever de sa chute. Voilà ce qui arrachait à Paul des gémissements et des
larmes, et ce qu'il jugeait digne d'être déploré. "Je crains, disait-il, que, à mon retour
parmi vous, Dieu ne m'humilie, et que je n'aie à pleurer, non seulement sur ceux qui
ont péché, mais encore sur ceux qui n'ont pas fait pénitence des impudicités, des
impuretés et des fornications qu'ils ont commises. " (II Cor 21,21) Or quel temps plus
propre à la pénitence que le temps consacré au jeûne ?

Mais revenons à notre histoire. "Ayant entendu ces paroles, le prophète descendit à
Joppé pour s'enfuir vers Tharsis, loin de la face du Seigneur. (Jon 1,3) O homme, où
fuis-tu ? n'as-tu pas ouï ces accents du psalmiste : "Où irai-je loin de ton Esprit ? Où
fuirai-je loin de ta Face ?" (Ps 88,7) Sur la terre ? mais "la terre appartient au
Seigneur avec tout ce qu'elle renferme". (Ps 23,1) Dans l'enfer ? mais "si je descends
dans les enfers, Tu y es présent." (Ps 88,8) Dans le ciel ? Mais "si je monte vers les
cieux, je T'y trouve encore." (ibid 7) Sur la mer ? "Là aussi ce sera ta droite qui me
soutiendra." (ibid 10) C'est ce que Jonas apprit par sa propre expérience. telle est, en
effet, la nature de la faute, qu'elle jette notre âme dans une ignorance profonde. De
même que les personnes tourmentées par l'ivresse ou par une pesanteur de tête
marchent au hasard, sauf à se précipiter inconsidérément dans l'abîme ou dans le
précipice qui se présenteraient sous leurs pas, ainsi lorsque nous sommes entraînés
par le péché, enivrés en quelque sorte par nos coupables désirs, nous ne savons ce
que nous faisons; le présent et l'avenir également nous échappent. Vous fuyez le
Seigneur, n'est-ce pas ? Eh bien, attendez un peu, et les événements vous
apprendront que vous ne sauriez même vous dérober à la mer, qui n'est que son
esclave.

A peine Jonas était-il monté sur le vaisseau, que la mer soulève ses flots et amoncelle
ses vagues. Semblable à une esclave fidèle qui, surprenant un de ses compagnons
d'esclavage en fuite, après avoir enlevé une partie des biens de son maître, ne se
lasse pas de le poursuivre et d'inquiéter ceux qui seraient tentés de l'accueillir jusqu'à
ce qu'elle s'en soit emparée et qu'elle l'ait ramené à son maître, la mer surprenant et
reconnaissant ce fugitif, suscite mille difficultés aux matelots, gronde, mugit, et les
menace, non de les traduire en jugement, mais de les engloutir avec les navires s'ils
ne lui livrent l'esclave de son maître. Que firent les matelots en cette occurrence ?
"Ils jetèrent à la mer la cargaison du vaisseau; mais il n'en était pas plus soulagé."
(Jon 1,5) Le fardeau véritable restait encore tout entier. Jonas lui-même qui accablait
le bâtiment, non du poids de son corps, mais du poids de son péché; car il n'est rien
de si lourd et de si pesant que le péché et la désobéissance. A cause de cela Zacharie
les compare à du plomb; (Za 35,7) et David s'écrie à ce même propos : "Mes
iniquités se sont élevées au-dessus de ma tête, et elles se sont appesanties sur moi
comme un fardeau insupportable." (Ps 37,5) Le Christ disait aussi aux hommes qui
vivaient au sein du péché : "Venez à Moi, vous tous qui êtes fatigués et qui succombez
sous le faix, et je vous soulagerai." (Mt 11,28) C'était donc le péché qui surchargeait
la nef et qui la menaçait d'une ruine totale. Quant à Jonas, il était enseveli dans le
sommeil : non dans le sommeil d'une paix délicieuse, mais dans le sommeil pesant du
chagrin; non dans le sommeil du repos, mais dans celui de l'abattement. Les
serviteurs bien nés comprennent vite leurs fautes. Ainsi en fut-il du prophète : à peine
eut-il commis sa désobéissance qu'il en comprit la gravité. Telle est la condition du
péché : dès qu'il paraît un jour, il déchire l'âme à laquelle il doit l'existence, tout au
contraire de ce qui arrive en vertu des lois naturelles à notre naissance. Tandis que
notre naissance met un terme aux douleurs de nos mères, la naissance du péché
inaugure les souffrances qui déchirent l'âme dans laquelle il a pris son origine.

Cependant le pilote s'approcha de Jonas et lui dit : "Lève-toi et invoque ton Seigneur
et ton Dieu." (Jon 1,6) Son expérience lui indiquait que ce n'était pas là une tempête
ordinaire, mais un fléau envoyé du ciel, que les efforts des nautoniers seraient inutiles
et que les ressources de son art ne conjureraient pas la violence des flots. Il fallait en
ce moment la main d'un pilote plus puissant, de celui qui gouverne le monde entier; il
fallait le secours et le protection d'en haut. C'est pourquoi les matelots abandonnant
les rames, les voiles et cordages, au lieu d'occuper leurs bras à la manoeuvre, les
élevaient vers les cieux en implorant le Seigneur. La tempête persistant avec toute sa
fureur, on consulta le sort, et le sort enfin trahit le coupable. Néanmoins, on ne le
précipita pas sur-le-champ dans les flots. Transformant le navire en tribunal, au
milieu de ce fracas et de ce bouleversement horrible, comme si l'on eût joui d'un
calme parfait, on permit au criminel de prendre la parole et de se défendre.
L'instruction fut ouverte avec autant de soin que s'il eût fallu rendre un compte
rigoureux de la sentence qu'elle devait amener. Prêtons l'oreille à ces questions aussi
détaillées que celles de la justice. Quelle est votre condition ? demande-t-on à Jonas.
D'où viens-tu ? Où vas-tu ? En quelle contrée es-tu né ? A quel peuple appartiens-tu ?
Quoique la mer l'accusât de sa voix tonnante, quoique le sort l'eût désigné, malgré
les mugissements accusateurs de l'une, et le témoignage formel de l'autre, on ne
prononce pas encore d'arrêt. De même que, dans une cause régulière, après avoir
entendu l'accusation, après que les témoins ont parlé, après que les preuves et les
indices de la culpabilité ont été produits, les juges attendent cependant pour porter
leur sentence que l'accusé ait confessé son crime, de même, ces matelots, ces
hommes ignorants et barbares, observent cette marche de la justice; et cela, en face
du plus terrible danger, au milieu d'une tourmente affreuse, au milieu de vagues
courroucées, quand la mer leur permet à peine de respirer, tant elle est furieuse et
agitée, tant les bruits qui s'élèvent de son sein paraissent effrayants ! Pourquoi, mes
bien-aimés, une disposition aussi favorable envers le prophète ? C'était Dieu qui le
permettait ainsi, et en le permettant, Il enseignait à son envoyé la douceur et la
mansuétude; "Imite la conduite de ces matelots, semblait-Il lui crier. Tout ignorants
qu'ils sont, une âme n'est pas à leurs yeux un objet de mépris, et ils hésitent à
sacrifier ta seule vie. Toi, au contraire, tu as exposé autant que tu le pouvais le salut
d'une ville entière et de ses innombrables habitants. Quoiqu'ils connaissent la cause
de leurs maux, tes compagnons de voyage ne se hâtent pas de te sacrifier, et toi, qui
n'as rien eu à souffrir des Ninivites, tu les précipites dans la ruine et la désolation.
Quand je t'ai ordonné de les ramener par ta prédication dans la voie du salut, tu n'as
pas voulu m'obéir. Sans en avoir reçu l'ordre de personne, ceux-ci ne négligent aucun
moyen pour te dérober au châtiment que tu as mérité." En effet, la voix accusatrice
de la mer, la décision du sort, les propres aveux du fugitif ne précipitèrent pas sa
mort : les matelots faisaient, au contraire, tout ce qui était en leur pouvoir pour ne
pas l'abandonner, même après une faute aussi éclatante, à la violence des flots. Mais
ceux-ci, ou plutôt le Seigneur ne le permit pas, afin que le monstre marin achevât
l'oeuvre des matelots, et ramenât le prophète à de plus sages pensées. Jonas avait
dit à ses compagnons : "prenez-moi, et jetez-moi dans la mer." (Jon 1,12) Et ces
derniers voulurent regagner le rivage, mais la tempête l'emporta sur leurs efforts.

Après avoir assisté à la fuite de Jonas, écoutez les aveux qu'il laisse échapper du sein
du monstre qui l'a recueilli, car si cette punition est la punition de l'homme, ces
accents sont les accents du prophète. Dès qu'il eut été jeté à la mer, celle-ci le
renferma dans le ventre d'un monstre comme dans une prison, et conserva sain et
sauf ce fugitif pour le ramener à son maître. Il n'eut à souffrir ni de la furie des flots
qui se refermèrent sur lui, ni des étreintes du monstre encore plus redoutable qui le
reçut dans cette obéissance de la mer et du monstre à une loi contraire aux lois de
leur nature. Arrivé dans cette ville, il proclama aussitôt la sentence, comme s'il eût
donné connaissance d'une lettre royale où il se fût agi d'un châtiment. " Encore trois
jours, criait-il, et Ninive sera détruite. (Jon 3,4) A ce cri, loin d'y répondre par
l'incrédulité ou par l'insouciance, les Ninivites se précipitèrent tous vers le jeûne; les
hommes aussi bien que les femmes, les esclaves aussi bien que leurs maîtres, les
princes aussi bien que les sujets, les jeunes gens aussi bien que les vieillards et les
enfants. Les animaux dépourvus de raison y furent même soumis. Partout le sac,
partout la cendre, partout les gémissements et les larmes. Celui-là même dont le
front était ceint du diadème descendit les degrés de son trône, se revêtit d'un sac, se
couvrit de cendre, et arracha la ville au péril qui la menaçait. Spectacle inouï, le sac
succédant à la pourpre; ce que la pourpre ne pouvait faire, le sac le faisait; ce que le
diadème ne pouvait accomplir, la cendre l'accomplissait.

Voyez-vous si j'avais raison de vous dire que nous n'avions point à craindre le jeûne,
mais l'intempérance et la débauche ? Ce sont l'intempérance et la débauche qui
ébranlèrent Ninive jusque dans ses fondements, et qui la mirent sur le penchant de sa
chute. Grâce au jeûne, Daniel enfermé dans la fosse aux lions, resta sain et sauf au
milieu de ces animaux comme il fût resté au milieu d'innocentes brebis. Bouillonnant
de colère, la prunelle ensanglantée, ils n'osaient s'approcher de la table dressée
devant eux; et, quoiqu'ils sentissent le double aiguillon de leur férocité native, plus
terrible que la férocité des autres animaux, et de la faim qu'ils enduraient depuis sept
jours, ils respectèrent cette proie, comme de toucher aux entrailles du prophète.
Grâce au jeûne, les trois enfants qui avaient été jetés dans la fournaise de Babylone
en sortirent le corps plus éclatant que les flammes dans lesquelles ils étaient
longtemps restés. Mais si le feu de cette fournaise était un feu véritable, d'où vient
qu'il ne produisit pas les effets du feu ? Si le corps de ces enfants était un corps réel,
d'où vient qu'il n'éprouvait pas ce que les corps éprouvent en pareil cas ?
Demandez-le au jeûne, et il vous répondra, et il vous résoudra cette énigme; car
c'est vraiment une énigme que ce prodige d'un corps livré aux flammes et en sortant
néanmoins victorieux. Voyez-vous cette lutte merveilleuse. Voyez-vous cette victoire
plus merveilleuse encore ? Soyez donc remplis d'admiration pour le jeûne, et
recevez-le à bras ouverts. Puisqu'il paralyse les ardeurs d'une fournaise, qu'il garantit
de la cruauté des lions, qu'il chasse les démons, qu'il obtient la révocation des
sentences divines, qu'il apaise la furie des passions, qu'il nous conduit à la liberté,
qu'il ramène le calme dans nos pensées, ne ferions-nous pas un acte de la dernière
folie, si nous redoutions et si nous repoussions une pratique à laquelle tant de biens
sont attachés ? - Mais il brise et affaiblit notre corps, m'objectera-t-on. - Eh bien, plus
l'homme extérieur s'affaiblira en nous, plus l'homme intérieur de jour en jour se
renouvellera. Du reste, examinez sérieusement la chose, et vous trouverez que le
jeune est un principe de santé. Si vous refusez d'ajouter foi à ma parole, consultez les
médecins, et ils vous affirmeront cette vérité de la manière la plus formelle. Ils
appellent l'abstinence la mère de la santé; ils regardent la goutte, les pesanteurs, les
tumeurs, et une infinité d'autres maladies, comme la conséquence de la mollesse et
de l'intempérance; véritable ruisseaux empoisonnés provenant d'une source
empoisonnée, et qui nuisent également et à la santé du corps et à la vert de l'âme.

Pourquoi donc serions-nous effrayés du jeûne, s'il nous préserve de tant de maux ?
Ce n'est pas sans motifs que j'insiste sur ce point. Je vois des hommes aussi rebutés
et effrayés par l'approche du jeûne, que s'ils étaient sur le point de s'unir à une
femme d'un caractère insupportable; je vois des hommes se perdre dans
l'intempérance et dans l'ivresse; et c'est pour cela que je vous exhorte à ne pas
sacrifier à de semblables excès les avantages de ce genre de pénitence. Lorsqu'on se
dispose à prendre quelque potion amère pour dissiper la répugnance qu'inspire à
l'estomac la nourriture, si l'on commence par manger abondamment, on aura toute
l'amertume de la médecine sans en éprouver l'efficacité du remède. Aussi les
médecins nous ordonnent-ils en pareil cas de nous coucher sans prendre quoi que ce
soit, afin que la médecine puisse agir énergiquement sur les humeurs mauvaises. Il
en est de même du jeûne : Si vous vous plongez aujourd'hui dans l'ivresse, et que
demain vous preniez ce remède, il sera pour vous vain et inutile; vous aurez enduré
la privation qu'il entraîne, et vous ne recueillerez pas les avantages dont il est la
source : toute sa vertu échouera contre le mal que vous auront causé vos excès de la
veille. Mais si vous avez soin de diminuer le poids du corps, et d'user de ce remède
après vous y être préparé par la sobriété, il vous sera facile de vous purifier d'une
grande partie de vos fautes passées. En conséquence, prenons bien garde, et de
tomber du jeûne dans l'intempérance : celui qui veut user trop vite des forces de son
corps malade et à peine convalescent, n'en fera qu'une chute plus prompte. Tel est le
sort de notre âme, lorsqu'au commencement et à la fin du temps consacré au jeûne,
nous obscurcissons des nuages de l'intempérance les réformes opérées par
l'abstinence en nos âmes. De même que les individus qui doivent combattre les bêtes
féroces, n'abordent le combat qu'après avoir couvert d'armes défensives les
principales parties de leur corps, de même, bien des hommes aujourd'hui se
préparent aux combats du jeûne par les excès de la table; ils se gorgent de viandes,
ils s'environnent de ténèbres, et c'est avec de telles folies qu'ils accueillent l'arrivée
de ce temps de calme et de paix. Quel que soit celui à qui je demanderai : "Pourquoi
t'empresses-tu d'aller aux bains ?" il me répondra : "Pour purifier mon corps, et
commencer ensuite le jeûne." Si je vous demande également : "Pourquoi vous
enivrez-vous ?" vous me répondez de nouveau : "Parce que je dois commencer le
jeûne." Mais n'est-il pas absurde d'accueillir ce saint temps à la fois et avec un corps
pur et avec une âme abrutie et souillée ?

Nous aurions bien des choses à ajouter; ce que nous avons dit suffira pour éclairer la
bonne volonté des fidèles. Aussi bien est-il nécessaire de terminer, car il nous tarde
d'ouïr la voix de notre père. Pour nous, quand nous prenons la parole à l'ombre de ce
sanctuaire, nous ressemblons à de jeunes bergers jouant d'un léger chalumeau sous
les ombrages du hêtre et du chêne. Mais, pareil à un artiste divin qui tire de sa harpe
d'or des accents dont l'harmonie ravit l'assemblée entière, notre père, par
l'harmonie, non de ses accents, mais de ses paroles et de ses oeuvres, enchante nos
âmes. Tels sont les docteurs que recherche le Christ : "Celui qui parlera et qui
enseignera de la sorte, disait-Il, celui-là sera appelé grand dans le royaume des
cieux." (Mt 5, 19) Tel est celui dont nous parlons; aussi est-il grand dans le royaume
des cieux. Puissions-nous tous, avec le secours de ses prières et de celles de tous nos
supérieurs, l'obtenir ce royaume, par la grâce et l'amour de notre Seigneur Jésus
Christ, avec lequel la gloire apparient au Père dans l'unité du saint Esprit,
maintenant, et toujours et dans les siècles des siècles. Amen.