PREMIER DISCOURS SUR LA MORT
ET LA RÉSURRECTION
Gardez un profond silence, mes frères, afin qu'une parole utile
et maintenant
nécessaire ne vous échappe pas. C'est quand une grave
maladie se déclare qu'il faut
recourir à l'art du médecin; c'est quand l'oeil est troublé
par la souffrance qu'on doit
appliquer le collyre avec empressement. Et quant à ce-lui qui
n'éprouverait pas une
telle douleur, qu'il se garde bien d'interrompre ; mais plutôt
qu'il écoute
attentivement, vu que la connaissance du remède n'est pas indifférente
à celui-là
même qui jouit d'une bonne santé. Une plus vive attention
convient néanmoins à celui
dont les yeux sont malades et que stimule l'aiguillon de la douleur
: qu'il ouvre les
yeux pour recevoir le collyre de la parole sainte; ce n'est pas seulement
un
adoucissement qu'il obtiendra de la sorte, c'est la guérison.
Il est certain que, si le
malade s'obstine à fermer les yeux quand le médecin y
verse le collyre, le remède se
répand au dehors, et l'oeil demeure dans le même état
de souffrance. La même
chose a lieu pour une âme malade : si la tristesse la subjuguant
entièrement en
défend l'entrée à nos salutaires instructions,
le mal ne fera qu'augmenter, et
peut-être réalisera-t-elle cette sentence du Livre saint
: "La tristesse selon le monde
opère la mort." (2 Cor 7,10) Le bienheureux Paul, ce grand apôtre,
ce docteur des
chrétiens, cet habile médecin des âmes nous apprend
qu'il y a deux sortes de
tristesses : l'une bon-ne, l'autre mauvaise; l'une produisant un heureux
effet, l'autre
stérile; l'une conduisant au salut, l'autre causant la perte
de l'âme. Et pour que
personne n'ait un doute là-dessus, voici ses expressions mêmes
: "La tristesse selon
Dieu inspire la componction et sert d'inébranlable fondement
au salut." Telle est la
tristesse que nous avons appelée bonne. Il ajoute aussitôt
: "Mais la tristesse selon le
monde opère la mort." C'est la mauvaise tristesse.
Examinons donc, mes frères, celle que nous avons actuellement
sous la main, qui
s'agite dans les coeurs, qui se trahit dans la parole; et voyons si
cette tristesse est
avantageuse ou nuisible, si elle peut produire le bien ou le mal. Devant
nous gît un
corps immobile, un homme est étendu là qui n'est pas
un homme, des membres qui
ne sont pas animés; on crie, et il ne répond pas; on
l'appelle, et il n'entend pas; sous
nos yeux est un visage livide, aux traits altérés, qui
manifestent la présence de la
mort. On songe à ce silence éternel, aux plaisirs qui
ne sont plus, aux espérances
brisées, aux nécessités subies, aux douces paroles
échangées, aux relations d'une
longue vie : et voilà ce qui nous arrache des larmes et des
sanglots déchirants, ce qui
jette notre âme tout entière dans une tristesse sans fond.
A ces coups si terribles, à
ces armes si bien trempées de la douleur, il faut opposer avant
tout cette conviction,
que tout ce qui naît dans ce monde doit mourir. Tel est la loi
de Dieu, telle son
immuable sentence, Il la fulmine contre le premier homme après
la chute de celui-ci :
"Tu es poussière et tu retourneras à la poussière."
(Gen 3,19) Faut-il donc tant
s'étonner si, l'homme ayant cette destination, la loi divine
s'accomplit en lui, si la
sentence est exécutée ? Ce qui fut tout le temps n'a
rien d'étrange, ce qui se
renouvelle chaque jour n'est pas une chose inouïe, le sort commun
n'est pas une
exception. Si nous avons vu passer par ce même chemin de la mort
nos pères et
leurs pères, si nous avons appris que les patriarches et les
prophètes depuis Adam,
dont la chute entraîna tout, n'ont pas autrement quitté
le monde, élevons nos coeurs,
sortons de cet abîme de tristesse : après tout c'est une
dette que le mort a payée. Et
pourquoi s'attrister, en effet, quand on acquitte une dette ? Et c'est
une dette que la
mort, une dette qu'on ne saurait payer d'une autre manière,
une dette dont la vertu
ne nous affranchit pas plus que l'argent, ni la sagesse, ni la puissance,
ni la royauté,
puisque les rois ne peuvent pas plus s'y soustraire que leurs sujets.
Volontiers je ne
vous parlerais que pour augmenter votre tristesse dans le cas où
la mort serait de
nature à pouvoir être évitée ou même
différée par le sacrifice de vos biens, sans que
vous eussiez rien fait pour cela, plongés dans la négligence
ou retenu par l'avarice
mais, puisque c'est là un décret immuable que Dieu même
a porté, c'est en vain que
nous pleurons et gémissons; nous semblons nous en prendre à
nous-mêmes de la
mort qui vient d'arriver, alors cependant qu'il est écrit :
"Les sorties de la mort
appartiennent au Seigneur Dieu;" (Ps 67,21) Si nous acceptons donc
pleinement dans
notre coeur cette condition essentielle de toute vie, l'oeil de notre
âme commencera
d'être soulagé, comme après une première
ablution.
Vous me direz : Je n'ignore pas que ce malheur frappe indistinctement
tout le monde,
je sais qu'en mourant on acquitte une dette; mais je songe au bonheur
passé, je
repasse dans ma mémoire les relations que la mort est venue
rompre. - Si c'est pour
cela que vous vous abandonnez à la tristesse vous êtes
le jouet d'une erreur, vous
n'obéissez pas à la raison. Vous devez savoir aussi que
le Seigneur qui vous avait
donné cette joie, peut vous en donner une plus grande,qu'il
est en son pouvoir de
remplacer par de meilleures relations celles que vous avez fatalement
perdues. Ne
songez pas seulement à votre avantage, et tenez compte du bien
de celui qui n'est
plus; car la mort est peut-être un bien pour lui, selon cette
parole de l'Écriture : "Il a
été ravi pour que l'iniquité ne pervertît
pas son intelligence. Son âme était agréable à
Dieu; aussi s'est-il hâté de l'enlever aux perversités
de la terre." (Sag 4,11-14) Quant
aux habitudes rompues, que vous dirai-je, si ce n'est que le temps
les fait oublier à la
longue, si bien qu'elles paraissent n'avoir jamais existé ?
Ce que le temps fait donc
tout seul et par la simple succession des jours, beaucoup mieux la
raison et la
réflexion doivent-elles le faire. Mais ce qu'il faut avant tout
méditer, c'est la divine
sentence qui nous est transmise par l'Apôtre : "La tristesse
selon le monde opère la
mort." Par conséquent, si les plaisirs, les avantages et les
relations de la vie sont des
choses terrestres et passagères, prenez garde que l'abattement
et la tristesse qui les
suivent ne soient une maladie mortelle. Je ne cesserai donc de vous
la répéter cette
belle sentence : "La tristesse selon le monde opère la mort."
Et comment la mort en
est-elle la conséquence ? C'est qu'une tristesse excessive jette
l'âme dans le doute et
la conduit même quelquefois jusqu'au blasphème.
Quelqu'un peut-être me dira : Vous défendez donc de pleurer
les morts, alors
cependant que les patriarches, Moïse, ce grand serviteur de Dieu,
et beaucoup de
prophètes sont un exemple du contraire, alors surtout que Job,
cet homme si juste,
alla jusqu'à déchirer ses habits à la mort de
ses enfants ? - Non, je ne défends pas de
pleurer les morts; c'est l'Apôtre, cette lumière des nations,
qui parle en ces termes :
"Je ne veux pas que vous ignorez, mes frères, ce qui concerne
les morts, de peur que
vous ne vous abandonniez à la tristesse comme ceux qui n'ont
pas d'espoir." (1 Th
4,12) L'éclat de l'évangile ne saurait être obscurci
parce que les hommes vivant avant
la loi ou même sous les ombres de la loi, pleuraient leurs morts.
Ils avaient raison de
les pleurer; le Christ n'était pas encore descendu des cieux,
Lui qui devait par sa
résurrection tarir cette source de larmes. Ils avaient raison
de pleurer; car la
croyance à la résurrection n'était pas encore
prêchée dans le monde. Sans doute, les
saints espéraient la venue du Sauveur; mais en attendant ils
pleuraient leurs morts,
parce qu'ils n'avaient pas vu l'objet de leurs espérances. Enfin,
Siméon, l'un des
saints de la loi ancienne, après avoir vécu dans la solitude
touchant sa propre mort,
n'eut qu'à recevoir dans ses mains le Seigneur Jésus,
l'enfant qui devait sauver les
hommes, pour se réjouir aussitôt à cette même
pensée de la mort : "Tu laisse,
Seigneur, ton serviteur, s'en aller en paix; car mes yeux ont vu le
salut qui vient de
Toi." (Luc 2,29-30) Bienheureux Siméon ! parce qu'il avait vu
ce qu'il espérait, il
regarde la mort comme un doux repos.
Vous me direz peut-être aussi : Mais nous lisons dans l'évangile
même que la fille du
chef de la synagogue fut pleurée, et de plus que les soeurs
de Lazare le pleuraient. -
On ne pouvait avoir encore que la sagesse de l'ancienne loi, par la
raison qu'on
n'avait pas vu le Christ ressusciter d'entre les morts. Le Seigneur
Lui-même pleura
Lazare gisant dans le tombeau, non certes pour nous donner l'exemple
d'un regret
ainsi manifesté, mais pour nous montrer par ses larmes qu'il
avait réellement pris un
corps humain. Peut-être pleura-T-il à cause des Juifs
eux-mêmes, sachant qu'ils ne
croiraient pas en Lui sans un tel signe. La mort de Lazare, en effet,
ne pouvait pas
être un sujet de larmes, puis-que Jésus avait déclaré
qu'elle n'était qu'un sommeil, en
promet-tant de ressusciter son ami, ce qu'Il fit en réalité.
Les anciens avaient donc leurs usages; on comprend leur fragilité,
par la raison que le
Christ n'était pas encore venu. Mais, du moment où le
Verbe s'est fait chair et a
habité parmi nous, depuis que le second Adam a détruit
la sentence portée contre le
premier, que par sa Mort Il a tué notre mort, et qu'Il est ressuscité
le troisième jour,
la mort n'a plus rien de terrible pour les fidèles; plus de
chute à prévoir, plus
d'accident à craindre depuis que l'orient nous est venu du haut
des cieux. Le Seigneur
Lui-même nous crie de sa Voix qui ne saurait mentir : "Je suis
la Résurrection et la
Vie; celui qui croit en Moi, serait-il déjà mort, vivra;
et celui qui vit et croit en Moi, ne
verra jamais la mort." (Jn 11,25-26) La parole divine ne laisse aucun
doute, mes
frères bien-aimés, celui qui croit en Jésus Christ
et qui garde ses préceptes, vivra,
lors même qu'il serait déjà mort. Recueillant cette
parole Paul nous donnait cette
leçon : "Je ne veux pas que vous soyez dans l'ignorance, mes
frères, concernant ceux
qui dorment dans le tombeau, afin que vous ne vous abandonnez pas à
la tristesse."
Admirable expression de l'Apôtre ! avec un mot il nous enseigne
la résurrection,
avant d'aborder même cette doctrine. En déclarant que
les morts dorment
seulement, il fait évidemment pressentir qu'ils se lèveront.
Donc, "au sujet de ceux
qui dorment, ne soyez pas tristes comme les infidèles le sont."
Qu'on soit plongé dans
le chagrin quand on n'a pas l'espérance, cela se comprend; mais
nous qui sommes les
enfants de l'espérance, réjouissons-nous. Quelle est
cette espérance dont nous
sommes nourris, le même apôtre nous le dit : "Si nous croyons
que le Christ est mort
et ressuscité, Dieu nous arrachera par Jésus à
notre dernier sommeil, pour nous
réunir à Lui." ( (1 Th 4,13) En effet, Jésus est
notre salut dans la vie, et notre vie
dans la mort. "La vie pour moi, dit l'Apôtre, c'est le Christ,
et la mort m'est un gain."
(Ph 1,21) Oui, vraiment un gain; car les tribulations et les angoisses
que multiplie une
vie prolongée, la mort les supprime en se précipitant.
Voici comment Paul décrit ensuite la future réalisation
de nos espérances : "Nous vous
le disons, sur la parole même du Seigneur, nous qui vivons encore
et qui sommes
réservés jusqu'à son avènement, nous ne
préviendrons pas ceux qui dorment dans la
tombe; car, dès que le signal aura été donné
par la voix de l'archange, au son de la
trompette de Dieu, le Seigneur Lui-même descendra du ciel, et
les morts qui
reposent dans le Christ ressusciteront les premiers; après cela,
nous qui vivons, nous
serons enlevés avec eux sur les nuées pour aller au-devant
du Christ dans les airs; et
de la sorte nous serons éternellement avec le Seigneur. (1 Th
4,14-16) Il veut dire
par là que le Seigneur, à son second avènement,
trouvera beaucoup de chrétiens
possédant encore la vie corporelle, qui n'auront pas subi l'épreuve
de la mort; et
cependant ils ne seront pas enlevés au ciel avant que les saints
qui auront subi cette
épreuve ne soient sortis de leurs tombeaux, rappelés
à la vie par le son de la divine
trompette et par la voix de l'archange. Après leur résurrection,
ceux-ci se joindront
aux vivants et seront enlevés avec eux sur les nuées
pour aller au-devant du Christ
dans les airs et pour régner à jamais avec Lui. Il n'est
pas possible de douter, au
reste, que des corps ne soient en état de s'élever dans
les airs malgré la pesanteur
inhérente à leur nature, puisque, sur l'ordre du Seigneur,
Pierre ayant encore ce
même corps marcha sur les flots de la mer, et que le patriarche
Elie fut enlevé au ciel
sur un char de feu, nous donnant ainsi un gage assuré de nos
espérances.
Peut-être me demanderez-vous dans quel état seront les
saints ressuscités d'entre les
morts. C'est votre Seigneur Lui-même qui va le dire : "Les justes
rayonneront alors
comme le soleil dans le royaume de leur Père." (Mt 13,43) Qu'est-ce
encore que la
splendeur du soleil ? Les fidèles devront nécessairement
être transfigurés à l'image
du Christ Lui-même et briller de sa Clarté, comme nous
l'atteste l'Apôtre : "Nous
vivons déjà dans le ciel; c'est de là aussi que
nous attendons le Sauveur notre
Seigneur Jésus Christ;, qui transformera notre corps humilié
en le rendant semblable
à son Corps glorieux." (Ph 3,20-21) Oui, sans doute, cette chair
mortelle sera
transformée sur le modèle de la clarté du Christ,
ce corps mortel revêtira
l'immortalité, car "ce qui avait été semé
dans l'infirmité surgira dans la puissance." (1
Cor 15,43) La chair n'aura plus à craindre la corruption, elle
n'aura plus à souffrir ni la
faim ni la soif, ni les maladies ni les autres accidents malheureux.
Une paix assurée,
une sécurité parfaite sera le partage de cette nouvelle
vie. C'est donc une tout autre
gloire que celle du ciel; là règne une joie que rien
n'altérera jamais.
Voilà ce que Paul avait dans le coeur et devant les yeux, quand
il disait : "Je désirais
être affranchi de mes liens, et m'en aller avec le Christ m'était
bien préférable. (Ph
1,23) Ail-leurs il s'exprime encore plus clairement : "Tandis que nous
habitons dans le
corps, nous sommes exilés loin du Seigneur; car nous marchons
dans la foi et non
dans la vision. Notre désir serait bien plutôt de nous
éloigner du corps et d'être en la
présence du Seigneur." (2 Cor 5,6-8) Et nous, hommes de peu
de foi, que
faisons-nous, en tombant ainsi dans l'abattement et l'angoisse parce
qu'une personne
qui nous était chère s'en est allée vers le Seigneur
? Que faisons-nous, en préférant
ainsi notre exil sur la terre à la vue du Christ dans l'éternelle
patrie ? Oui, oui, la vie
présente tout entière est un exil : comme des exilés,
nous n'avons ici-bas qu'une
demeure incertaine, nous sommes accablés de fatigues et de sueurs,
nous marchons
par des voies difficiles et semées de périls; de tout
côté des embûches, de tout côté
des sentiers détournés où nous courons risque
de nous perdre. Et, quand nous
sommes entourés de tant de dangers, non seule-ment nous ne désirons
pas en être
nous-mêmes affranchis, mais encore nous regrettons et pleurons
ceux qui viennent
de l'être comme s'ils étaient perdus.
Que nous a donné Dieu par son Fils seul-engendré, si nous
craignons à ce point la
mort ? Pourquoi nous glorifions-nous d'avoir été régénérés
dans l'eau du baptême et
par la vertu de l'Esprit, s'il nous en coûte tant d'abandonner
la terre ? Le Seigneur
Lui-même nous crie : Si quelqu'un veut me servir, qu'il me suive;
où je suis
moi-même, là sera mon serviteur." (Jn 2,26) Qu'un roi
de la terre appelle quelqu'un
dans son palais, à sa table, avec quel empressement et quelle
reconnaissance ne
ré-pondrait-on pas à son appel ? Combien plus ne devons-nous
pas accourir avec
transport vers le Roi des cieux ? Ceux qu'Il reçoit, Il ne se
contente pas des les
admettre à sa table, Il les fait participer à sa royauté,
selon cette sentence de
l'Écriture : "Si nous sommes morts avec Lui, avec Lui nous vivrons;
si nous prenons
part à ses souffrances, nous aurons part à sa royauté.
(2 Tim 2,11) En parlant de la
sorte je n'entends certes pas vous engager à détruire
votre santé, à vous ôter la vie
contrairement à la Volonté du Créateur, je ne
dis pas que l'âme ait le droit d'abréger
son séjour dans le corps; ce que je me propose, c'est d'obtenir
de chacun de vous
qu'il parte volontaire, avec un sentiment de joie, quand il est lui-même
appelé, ou
qu'il félicite les autres, quand ils partent avant lui. Voilà
le but où tend toute la foi
chrétienne, la vie véritable après la mort, le
retour après le départ. Acceptons donc
cette leçon de l'Apôtre et rendons avec confiance grâces
à Dieu, qui nous fait ainsi
triompher du trépas par le Christ notre Seigneur, à qui
gloire et puissance,
maintenant et dans les siècles des siècles. Amen.