Chrysostome

PREMIERE HOMÉLIE SUR L'HOMME RICHE

 

 Sur cette parole du prophète David : "Ne craignez pas lorsque l'homme sera devenu
            riche et que la gloire de sa maison se sera multipliée." (Ps 48,17)

                                        De l'hospitalité

 

Il est doux pour le laboureur de mener la charrue, d'expurger la terre, de creuser les
sillons, d'arracher les épines, et de répandre alors la semence, qui n'aura plus à
craindre d'être étouffée; mais il est bien plus doux pour le ministre de la parole de
faire pénétrer les divins enseignements dans une âme que ne préoccupe plus la voix
du tumulte. C'est donc avec plaisir que je prends la parole; les mauvaises herbes ont
disparu de ce champ. Si je ne vois pas votre âme elle-même, vos yeux ouverts et vos
oreilles attentives me disent assez le calme qui règne au dedans. Je ne puis pas
entrer dans votre conscience; mais vos regards, où brille une sainte impatience,
attestent clairement qu'il n'est plus en vous aucun trouble. Je crois vous entendre
crier avec ardeur : Répandez la divine semence; nous sommes prêts à la recevoir
avec l'espoir de la faire fructifier; car nous avons rejeté de notre coeur toute
sollicitude terrestre. - Aussi vais-je toujours plus avant dans les pensées que je
remue, plein de confiance dans la générosité de cette terre. L'Écriture ne se borne
pas à demander que le maître soit instruit, elle veut aussi que l'auditeur soit sage.
Voilà pourquoi j'aime à proclamer votre bonheur et le mien. "Heureux, dit-elle, en
effet, celui qui parle à l'oreille même des auditeurs;" (Ec 25,12) et ailleurs : "Heureux
ceux qui ont faim et soif de la justice;" (Mt 5,6) A vous donc qui venez avec zèle, nous
offrons la doctrine du salut. Quant aux autres, ils sont maintenant tous dans l'agora,
subjugués par les soucis du siècle; tandis que, vous élevant au-dessus de la terre,
vous recueillez nos religieux entre-tiens. Ils sont les esclaves d'une esclave, puisqu'ils
ne s'occupent que de la chair; et vous, vous travaillez sans cesse à rehausser la
beauté d'une noble reine, en gardant la liberté de votre âme.

Où se passent vos journées, ô homme ? - Dans l'agora. - qu'allez-vous y ramasser ? -
Du fumier et de la boue. - Venez, et je vous donnerai des parfums. Pourquoi
ramassez-vous des trésors périssables, pourquoi cette avarice qui sera votre tyran,
cette puissance qui croulera, cette abondance qui sera le tourment de votre vie, que
vous possédez aujourd'hui et que vous n'aurez plus demain ? Pourquoi cueillir les
fleurs en dédaignant les fruits ? Pourquoi courir à la poursuite d'une ombre et négliger
la vérité ? Pourquoi s'attacher à ce qui passe, et laisser dans l'oubli ce qui demeure à
jamais ? "Toute chair est une herbe, et toute gloire humaine, la fleur de cette herbe.
L'herbe s'est desséchée, la fleur est tombée, et la parole du Seigneur demeure
éternellement." (Is 40,6) Vous nagez au sein des richesses; mais de quoi cela sert-il
pour l'âme ? Riche de biens matériels, vous n'en êtes pas plus dénué de richesses
spirituelles : sous ce luxe de fleurs, pas un fruit véritable. A quoi bon tout cela,
veuillez bien me le dire ? Vous avez acquis des trésors, mais des trésors que vous
laisserez sur la terre; vous avez gravi les faites du pouvoir, et vous n'y trouverez que
des embûches. Venez, écoutez avec bonheur une doctrine où respire la vraie
philosophie; expiez vos fautes déposez le fardeau de vos iniquités, purifiez votre
conscience, élevez vos pensées : devenez ange tout en demeurant homme.
Dépouillez-vous des pesanteurs de la chair, et prenez des ailes qui vous emportent
au-dessus du monde; séparez-vous des choses visibles pour vous attacher à celles qui
ne tombent pas sous les sens. Montez aux cieux, mêlez-vous aux choeurs angéliques,
placez-vous en face du trône sublime de l'Éternel. Abandonnez la fumée, l'ombre,
l'herbe, la toile d'araignée : je ne puis pas trouver de mot assez vil pour rendre une
telle bassesse. Voilà ce que je dis, et je ne cesserai de le redire. Venez, et soyez
homme du moins, de peur que ce titre ne vous soit faussement appliqué.

Comprenez-vous bien mon langage ? Vous êtes homme, prétendez-vous; mais le plus
souvent vous ne l'êtes que de nom, et vous ne l'êtes pas de sentiment. Quand je vous
vois fouler aux pieds la raison, comment puis-je vous appeler homme, et non plutôt
un animal stupide ? Quand je vous trouve enflé de venin, dois-je vous appeler
homme ou bien aspic ? Dans un être aussi dépourvu de sens, est-ce l'homme, est-ce
l'âme que j'aperçois ? A la vue de vos adultères, con-sentirai-je à vous donner le nom
d'homme, et non celui de cheval indompté ? Quand je considère enfin votre froideur
et votre insensibilité, comment vous appellerai-je un homme, et pourquoi pas une
pierre ? Si Dieu vous a fait grand, comment avez-vous trahi la noblesse de votre
nature ? Que faites-vous, dites-le-moi ? Il est des hommes qui trouvent le secret de
communiquer aux animaux, dans la mesure du possible, quelque chose de ce qui fait
leur grandeur : ils dressent certains oiseaux à imiter la parole humaine, l'art
triomphant ainsi de la nature; ils domptent la férocité des lions, au point de les
traîner après eux par les places publiques. Quoi ! vous rendez doux le lion, cet animal
si sauvage; et vous-même vous contractez la férocité du loup ! Il y a même quelque
chose de plus grave à dire : Chaque animal n'a point qu'un trait odieux dans son
caractère, le loup est ravisseur, le serpent est rusé, l'aspic est venimeux; mais
l'homme pervers, au lieu de n'avoir qu'un vice, en a souvent plusieurs, la rapacité, la
ruse, le poison de la calomnie, et son âme réunit les traits divers de plusieurs brutes.
Quel droit avez-vous à porter le nom d'homme, quand vous n'avez plus aucune
marque de votre royauté, ni le diadème, ni la pourpre ? "Faisons l'homme, disait
Dieu, à notre image et à notre ressemblance." (Gen 1,26) Souvenez-vous donc, ô
homme, de votre type glorieux, et ne vous ravalez pas à la condition des bêtes. Si
vous aperceviez un roi, jetant de côté la pourpre et le diadème, se confondre avec les
simples soldats et méconnaître lui-même sa puissance, pourriez-vous encore lui
donner ce nom de roi ? Vous êtes homme; montrez-moi que vous l'êtes réellement,
non parce que vous avez une âme, mais parce que vous avez de nobles sentiments,
des sentiments conformes à votre nature. Vous êtes au-dessus des animaux privés de
raison, et vous devenez l'esclave de vos passions, qui ne sont pas moins
déraisonnables !

Et comment redevenir homme, me demanderez-vous ? - En domptant les aveugles
instincts de la chair si contraires à la raison, en repoussant l'impureté, tout comme
l'amour insensé de l'argent, en secouant le joug de cette funeste tyrannie, en vous
tenant à l'abri de toute corruption. - Comment vous deviendrez homme ? - En venant
ici, dans ce lieu où se forment les hommes. Seriez-vous un cheval, je ferai de vous un
homme; un loup, je ferai de vous un homme; un serpent, je ferai de vous un homme,
non en changeant votre nature, mais en vous inspirant d'autres sentiments. Vous me
direz peut-être : J'ai des enfants, une maison à gouverner, une femme; je suis en
butte à la pauvreté, toujours en haleine pour me procurer le nécessaire. - Vaines
raisons, prétextes que tout cela. Si je vous retenais constamment ici, si je ne vous
laisserais pas un moment pour vous occuper des affaires extérieures, vous seriez en
droit de m'opposer de telles excuses, et de me dire : J'ai des enfants, une maison à
gouverner. Oui, ces excuses seraient bonnes; vous n'auriez pas même besoin de me
les donner; car, tandis que vous seriez ici, Dieu Lui-même pourvoirait abondamment
à vos affaires. Mais cette obligation ne vous est nullement imposée, je ne vous
demande pas de venir tous les jours auprès de nous; il suffit que vous y veniez deux
fois la semaine. Que trouvez-vous là de pénible et d'onéreux ? Ce n'est pas même
tout le jour, c'est un temps peu considérable que vous devez passer à l'église.
Recevez nos enseignements spirituels, et vous ne recevrez pas de blessures; vous
n'avez pas à rompre vos rapports avec le prochain, mais de l'agora faites une église.
Venez, revêtez une armure qui vous mette à l'abri des coups de l'ennemi. Descendez
dans la lice, mais armé; tenez-vous dans le lieu saint, mais avec des yeux purs;
entrez dans le port, mais que votre navire ne reste pas dans l'inaction.

Voilà ce que vous pouvez apprendre ici, et vous ne le voulez pas, et vous vous jetez
dans les batailles du siècle sans vous être couvert des commandements du Seigneur.
Reconnaissez combien il est beau de sortir de l'église dans la disposition de mépriser
toutes les choses humaines, de fouler aux pieds tous les revers et de se montrer
encore supérieur à la bonne fortune, si bien que ceux-là ne puissent vous abattre ni
celle-ci nous enorgueillir. Tel était Job : il ne sombrait pas dans les abîmes de la
pauvreté, il ne s'exaltait pas dans l'éclat de l'opulence; les changements survenus
dans sa vie ne purent altérer l'égalité de son âme. Venez donc, prenez une armure de
ma main. Quelle armure ? Celle qui devra toujours vous garantir le salut. Vous
sortez, et vous voyez un homme entouré de nombreux satellites, porté sur un cheval
qu'il gouverne avec un frein d'or; vous voyez également un homme de la dernière
condition, abject et méprisé : et voilà que vous sentez une profonde amertume contre
le puissant, l'envie qui ronge le coeur du pauvre se communique à vous. David alors
s'avance et vous dit : "Ne craignez pas lorsque l'homme sera devenu riche." (Ps
48,17) Sortez accompagné du prophète, et ne craignez rien. Oui, prenez avec vous,
quand vous sortez, comme je vous l'ai dit, le prophète, le maître, le soutien, celui qui
crie : "Ne craignez pas lorsque l'homme sera devenu riche."

Vous me direz : Ce n'est là qu'un avertissement, un simple conseil, une indication de
ce qu'il faut faire; mais dites-moi le motif pour lequel je ne dois pas craindre
l'homme ? - C'est que la nature des richesses est conforme à celle de leur
possesseur. Et comment, je vais vous le dire. Qu'est l'homme ? Un être vil, fragile,
de peu de durée. Telles sont aussi les richesses; mais non, elles sont plus fragiles
encore : souvent elles ne vont pas jusqu'au bout avec l'homme, elles finissent avant
lui. Vous en avez vu mille exemples dans cette ville; que de fortunes se sont
écroulées avant le temps, sous vos yeux ! que de fois vous avez appris que les biens
avaient disparu quand l'homme restait encore, désormais plongé dans la pauvreté !
Comprenez donc la caducité des possessions terrestres, puisque le possesseur
lui-même leur survit. Et plût à Dieu qu'elles eussent simplement péri et qu'elles ne
l'eussent pas entraîné à sa perte ! Vous ne vous tromperez pas en disant que la
fortune est un serviteur ingrat, cruel, homicide, un serviteur qui donne la mort en
récompense des attentions qu'on a pour lui. Chose plus grave encore, ce n'est pas
précisément quand il nous abandonne qu'il nous expose au danger, c'est surtout
avant de nous quitter qu'il nous jette dans le trouble et la consternation. Ne regardez
pas aux vêtements de soie, je vous en conjure, aux précieux parfums, aux nombreux
domestiques; pénétrez dans la pensée, fouillez dans la conscience de cet homme
tandis qu'il est encore dans la prospérité, et vous y trouverez les agitations et les
peines; En le voyant tomber et entraîner les autres dans sa chute, comprenez les
malheurs dont vous êtes vous-même menacé.

Quoi de plus trompeur que les choses humaines ? Je l'ai souvent dit, on peut les
comparer aux ondes d'un fleuve : elles parais-sent et disparaissent en même temps,
elles s'écoulent quand vous croyez les tenir. "Ne craignez pas lorsqu'un homme est
devenu riche." Aimez à redire cette parole, qu'elle soit pour vous un chant spirituel. Si
la jalousie pénètre dans votre coeur, que cette sentence y pénètre aussi, et la parole
chassera la passion. "Ne craignez pas lorsqu'un homme sera devenu riche." Voilà mon
remède, qui conduit à la possession du ciel, et non à celle des richesses. Ce n'est pas
le corps, en effet, c'est l'âme que je veux guérir, et la mienne tout autant que la
vôtre. Si je suis votre instituteur, je n'en suis pas moins homme; participant à la
même nature, je veux participer aux mêmes enseignements. "Ne craignez pas
lorsqu'un homme sera devenu riche." Gardez ce verset comme un trésor et comme
une leçon; gardez -le comme une source de richesse et d'abondance. Ce n'est pas
dans la possession, c'est dans le mépris des biens matériels, que consiste la vraie
richesse. Comprenez-vous bien ce que je vous dis ? Celui qui veut devenir riche, est
par là même dans le besoin; celui qui n'a pas ce désir est toujours dans l'opulence. "
Ne craignez pas lorsqu'un homme sera devenu riche et que la gloire de sa maison se
sera multipliée." Et pourquoi craindriez-vous, je vous le demande ? Comme les riches
sont un objet de frayeur, le prophète nous dit ce qu'est leur vie. Pourquoi
craignez-vous un homme, arbre couvert de feuilles, mais dénué de fruits ? Pourquoi
craignez-vous un homme qui va s'enfonçant dans les plus amers soucis ? Pourquoi
craignez-vous un homme qui tremble toujours, qui vit dans des craintes
perpétuelles ? Votre serviteur ne vous craint pas lorsque vous êtes absent; mais lui
porte constamment son despote au dedans de lui-même. Il a beau changer de lieu,
l'amour des biens terrestres le suit partout. Il tient tous les hommes pour ses
ennemis, ses proches, ses domestiques, ses amis, ses bienfaiteurs eux-mêmes aussi
bien que ses envieux : il ne cesse de provoquer la jalousie. Le pauvre n'a personne à
craindre, il vit sans terreur, parce qu'il n'est riche que de patience et de philosophie.
Le riche, au contraire, ne respirant que la cupidité, est détesté de tout le monde, il
apparaît dans les réunions publiques comme un être odieux; si les visages lui
sourient, les âmes l'abhorrent. Qu'il en soit réellement ainsi, l'expérience le montre :
quand le vent se déchaîne et que les feuilles tombent, quand survient un changement
de fortune, on voit alors les faux amis, on lit à travers le masque des flatteurs,
l'hypocrisie se dévoile, le théâtre n'a plus d'illusions. Tous alors disent librement leur
pensée : Oh ! le misérable, le scélérat, l'infâme ! - Que dites-vous ? Est-ce que vous
ne le flattiez pas hier encore ? est-ce que vous ne lui baisiez pas les mains ? - Vaines
apparences ! Le temps est venu, je puis déposer le masque et laisser parler mon
coeur. - Pourquoi donc, je vous le répète, craignez-vous un homme flétri par tant
d'accusation ? Que signifie cela ? Il s'accuse bien lui-même.

En parlant ainsi, je n'entends pas faire le procès aux richesses, comme je l'ai mille
fois dit, mais seulement à ceux qui font d'une chose bonne un usage criminel. Les
biens de ce monde, quand on y joint la vertu, sont une belle chose. Comment ? Parce
qu'on s'en sert pour soulager l'indigence et relever le malheur. Écoutez le langage de
Job : "J'étais l'oeil des aveugles, le pied des boiteux; j'étais le père des indigents."
(Job 29,16) Voilà des richesses, mais exemptes de péché, consacrées par l'amour des
pauvres. "Ma maison était ouverte à tout venant." (Ibid., 31,32) Voilà l'usage propre
des richesses quand elles ne sont pas un vain nom, mais bien une réalité. La richesse
alors est l'humble servante du riche; l'autre n'est qu'un fantôme trompeur; celle-ci a
pour elle le nom et la vérité. Quelle est donc la richesse véritable ? celle qui devient
l'instrument de la vertu, la matière de l'aumône. Comment cela ? Je vais le dire : Il
est un riche qui vole à tous; il est un riche qui donne le sien aux pauvres : l'un
amasse, l'autre répand; celui-là cultive la terre, celui-ci confie ses espérances au ciel.
Autant donc le ciel l'emporte sur la terre, autant l'opulence du dernier l'emporte sur
celle du premier. Le riche généreux a des amis sans nombre, le riche avare n'a que
des accusateurs. Il est même à remarquer que celui-ci est haï, traité de cupide et de
voleur, non seulement par ceux auxquels il a fait tort, mais encore par ceux qui n'ont
eu rien à souffrir de lui, et qui prennent le parti des victimes. Il en est de même en
sens inverse de l'homme de bien : qu'on ait éprouvé sa bonté ou qu'on ne l'ait pas
éprouvé, tous l'aiment. C'est un avantage de la vertu sur le vice. Le vice a pour
ennemis ceux-là même qu'il n'a pas lésés; la vertu compte des amis là même où
n'ont pu parvenir ses bienfaits. Tous disent de l'homme charitable : Que Dieu le rende
heureux. - Et quel bien vous a-t-il fait ? - Aucun; mais il a fait du bien à mon frère;
non à moi, mais à l'un de mes membres; je regarde comme mien le bien qui lui a été
fait. - Comprenez-vous quelle grande chose c'est que la vertu, à quel point elles est
aimable, douce et belle ? L'homme bon est un port toujours ouvert, le père des
pauvres, le bâton des vieillards. S'il éprouve quel-que peine, tous font des voeux pour
lui : Que Dieu le console, qu'Il lui donne le bonheur, mais un bonheur qui ne soit
jamais interrompu. - Vous entendez un tout autre concert à propos de l'avare, et
vous l'avez déjà entendu : Le misérable, le scélérat, l'infâme ! - Que vous a-t-il donc
fait ? - A moi, rien, mais à mon frère. - D'innombrables clameurs s'élèvent chaque
jour. Vient-il à tomber, tout le monde l'accable. Est-ce là vivre, avoir des biens, être
riche ? N'est-ce pas plutôt la pire des condamnations ? Le condamné reçoit des fers
dans son corps; tandis que l'avare les reçoit dans son âme. Vous voyez celui-ci
en-chaîné, et vous n'en avez aucune compassion ? - Je le hais, parce qu'il veut ses
chaînes, et non parce qu'il les subit : il s'est enchaîné lui-même.

Voilà que de nouveau vous vous en prenez aux riches, me dira-t-on ? - Et vous, aux
pauvres. - Les spoliateurs sont encore le but de vos attaques ? - Vous attaquez bien
aussi les spoliés. Vous ne pouvez vous lasser d'opprimer et de dévorer les indigents;
je ne dois pas me lasser non plus de vous réprimander et de les défendre. - Les riches
sont pour vous une proie ? - Vous n'épargnez guère les pauvres. Laissez là mes
brebis, éloignez-vous de mon troupeau, cessez de lui nuire. Quoi ! vous venez désoler
ma bergerie, et vous me faites un crime de m'élever contre vous ! Si j'avais à ma
garde un troupeau ordinaire, me reprocheriez-vous de me battre à la poursuite du
loup qui viendrait l'attaquer ? Des brebis raisonnables me sont confiées; ce n'est pas
avec des pierres, c'est avec la parole, je vous appelle : devenez brebis, approchez,
faites partie de mon troupeau. Pourquoi cherchez-vous à l'amoindrir, vous qui devriez
l'augmenter ? Ce n'est pas vous que je poursuis, c'est le loup; ne soyez pas loup, et
je ne vous pour-suivrai pas; mais si vous l'êtes, c'est vous-mêmes que vous devez
accuser. Non, je n'attaque pas les riches, je suis leur défenseur. Quand je parle de la
sorte, je parle en votre faveur, bien que vous ne le sentiez pas. - Comment
parlez-vous en ma faveur ? - Parce que je travaille à vous délivrer de vos péchés, à
briser les chaînes de votre avarice, à faire de vous un objet d'estime et d'affection
pour tous les hommes.

Je vous dis constamment : Avez-vous dépouillé le prochain, augmenté votre avoir par
l'injustice, venez, je vous changerai, je vous ferai passer de la haine à l'amitié, du
péril à la sécurité. Voilà pour la vie présente; plus tard je vous donnerai le royaume
des cieux; vous serez à l'abri des peines éternelles, et vous posséderez ces biens "que
l'oeil n'a pas vus, que l'oreille n'a pas entendus, qui ne sont pas entrés dans le coeur
de l'homme." (1 Cor 2,9) Est-ce là le langage d'un persécuteur, ou celui d'un
bienveillant conseiller ? est-ce la haine ou l'amitié qui parle ? - Vous me haïssez
néanmoins. - Non, je vous aime. Je connais le précepte du Seigneur : "Aimez vos
ennemis." (Mt 4,44)) Je ne m'éloigne pas de vous, et je viens moi-même vous porter
le remède. Le Seigneur disait pendant qu'on l'attachait à la croix : "Père,
pardonne-leur, car ils ne savent ce qu'ils font." (Luc 23,34) Est-ce vous que je
poursuis ? C'est votre maladie que je chasse. Est-ce contre vous que je suis en lutte ?
C'est contre vos iniquités. Et vous ne me tenez pas pour un bienfaiteur ? Et vous ne
mettez pas ma sollicitude et ma protection au-dessus de tout sur la terre ? Qui
viendra vous parler sur de semblables sujets ? Serait-ce l'homme de la puissance ?
Nulle-ment; accuser et juger, c'est tout ce qui l'occupe. Votre femme ? Elle vous
parlera parures et bijoux. Votre fils ? C'est l'héritage, le testament, sa part dans la
succession qu'il aura devant les yeux. Votre serviteur ? Il ne sort pas de son service
ordinaire, du cercle de ses occupations, de la liberté qu'il désire. Les parasites ? Ils
vous parleront de mets délicats et de vins somptueux. Les hommes de théâtre ? de
leurs rires honteux, de leurs concupiscences sans frein. Les hommes qui vivent dans
les tribunaux ? De quelle bouche recueillerez-vous donc un tel enseignement, si ce
n'est de la mienne ? Tous les autres vous craignent; pour moi, je vous dédaigne. Oui,
tant que vous resterez tel, je vous dédaigne, je ne fais aucune attention à vous; ou
plutôt, c'est votre maladie que je dé-daigne. Je tranche dans le vif, et vous criez;
mais je ne crains pas vos plaintes, je désire votre salut, car je suis médecin.

Si, ayant un ulcère, vous appeliez le médecin, en le voyant préparer le fer, ne lui
diriez-vous pas : Tranche, n'aie pas égard à mes plaintes; et cela, parce que vous
espérerez être guéri par cette opération ? Et vous me fuyez, alors cependant que je
n'ai pas recours au fer, mais simplement à la parole, pour purifier votre âme. Que
fait le médecin du corps ? En portant le fer dans la plaie, souvent il la rend plus
dangereuse : pour moi, je ne détériore jamais, j'améliore toujours. D'un côté la
faiblesse de la nature et l'impuissance des remèdes; de l'autre, la force du discours.
Le médecin ne promet pas de vous sauver, tandis que je puis vous le promettre :
écoutez-moi donc. Le Fils unique de Dieu est descendu sur la terre, afin de nous
ramener à Lui et de vous élever au-dessus même des cieux. Je ne crains qu'une
chose, le péché; je méprise tout le reste, richesses, pauvreté, puissance, tout. Voilà
ce que je dis, et je ne cesserai pas de le redire; car je ne veux pas qu'un membre de
mon troupeau périsse. - Mais quoi, le riche peut-il donc être sauvé ? - Pas de doute;
Job était riche, Abraham l'était aussi. Vous avez vu les richesses de ce dernier; voyez
de plus son hospitalité. Vous avez vu sa table, voyez également sa vertu. Qu'était-ce
donc qu'Abraham ? Un homme riche, nous le savons tous. Oui, le patriarche était
dans l'abondance; mais ne vous bornez pas à considérer ses biens; considérez aussi
sa conduite. Il était assis vers le milieu du jour près du chêne de Mambré, quand le
Seigneur lui apparut. Trois hommes se présentèrent. Se levant alors, sans avoir la
pensée que Dieu Lui-même était là, et comment l'aurait-il eue ? il se prosterna en
disant : Si vous ne m'en jugez pas trop indigne, entrez sous la tente que j'ai dressée.
- Voyez-vous quelle était au milieu du jour l'occupation du vieillard ? Il ne se tenait
pas assis dans l'intérieur de sa demeure; il y introduisait des étrangers, des
voyageurs pleinement inconnus; il se prosternait devant eux, cet homme riche et
noble. Quoiqu'il possédât de si grands biens, il laissait là sa maison, sa femme, ses
enfants, ses esclaves, qui n'étaient pas moins de trois cent dix-huit; il s'en allait à la
pêche, il tendait les filets de l'hospitalité, ne voulant pas qu'un voyageur, qu'un
étranger quelconque pût se dérober à ses soins.

Examinez, encore une fois, la conduite de ce vieillard. Il ne s'en reposait pas sur l'un
de ses nombreux serviteurs; car il savait à quel point les serviteurs sont sujets à la
négligence, et qu'il aurait dès lors couru le danger de laisser échapper sa proie, un
voyageur pouvant bien passer pendant que le serviteur dormirait. Voilà ce que faisait
Abraham, cet homme si riche. Et vous, daignez-vous vous-même voir le pauvre, vous
entretenir avec lui, lui rendre une réponse ? Si parfois vous lui donnez, c'est par les
mains d'un serviteur. Ainsi n'agissait pas le juste; mais il se tenait assis aux rayons
brûlants du soleil, trouvant une douce rosée dans la chaleur même, une ombre
épaisse dans son amour pour l'hospitalité : il se tenait là, épiant le fruit de cette
vertu, lui si riche. Comparez-lui donc les riches de notre temps. Où les trouve-t-on
assis à la chaleur ? Dans l'enfer. Où s'asseyent-ils ? dans la mort de l'ivresse. Où ?
parfois en public, donnant le spectacle de leur honte, privés de sentiment, moins
raisonnables que les animaux privés de raison. Quel contraste avec le juste !

Voulez-vous imiter Abraham ? Je ne vous empêche pas de tenir exactement sa
conduite, je vous le conseille même, quoique nous soyons appelés à de plus hautes
vertus. "Si votre justice, dit le Seigneur, n'est pas plus abondante que celle des
scribes et des pharisiens, vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux. (Mt 5,20)
Marchez au moins sur les traces d'Abraham. En quoi vous donne-t-il l'exemple ?
Pleine d'amour pour l'hospitalité, il se lève, il se prosterne, bien qu'il ignore qui sont
ces voyageurs. S'il l'avait su, il n'aurait rien fait d'étonnant, puisque ses adorations se
fussent adressés à Dieu : son ignorance fait ici ressortir son mérite. Il était d'abord
assis, puis il reçut ses hôtes. Comment les reçut-il ? Avec générosité. Il tua un veau,
il appela Sara pour la faire participer à sa bonne oeuvre, ne lui permettant pas de se
tenir cachée, mais la faisant venir sous le chêne. C'est à cette table hospitalière que
cette femme dut le bonheur de la maternité. Le patriarche avait tué un veau, et Isaac
lui fut donné; il prépara les pains, et il eut une postérité plus nombreux que les étoiles
du ciel et les grains de sable de la mer. - Peut-être vous hâterez-vous de me dire :
Donnez-moi aussi d'avoir de nombreux enfants. - Malheureux, homme vil et
méprisable, vous cherchez donc les biens matériels ? je vous donne le ciel, la société
des anges, l'éternelle félicité; et vous soupirez après la mort, vous demandez la
corruption ! Je vous donne une vie qui n'aura pas de fin, récompense bien supérieure
à celle que vous désirez. Redoublez d'attention et suivez bien la marche des faire.
Quand il s'agis-sait de montrer son amour pour l'hospitalité, que disait Abraham à
Sara, sa femme ? "Hâte-toi, prépare trois mesures de farine. (Gen 18,6) Que les
femmes écoutent cette parole : "Hâte-toi, prépare trois mesures de farine." C'est un
spectacle instructif qui s'ouvre devant nous tous, c'est une leçon qui s'adresse
également aux deux sexes. Que les femmes écoutent donc cette parole, que les
hommes l'écoutent aussi, et que tous l'appliquent dans leur conduite. "Hâte-toi,
prépare trois mesures de farine;" Et le patriarche va lui-même à son troupeau. Ils se
partagent le travail afin d'obtenir la même couronne. Unis par les liens du mariage,
ils le seront encore par les choses même les plus élevées : hâte-toi, hâte-toi. - Il
presse sa femme, de peur que sa lenteur ne soit une cause d'ennui pour les
étrangers. "Hâte-toi, prépare trois mesures de farine." C'est un travail qui est
commandé, le précepte implique une peine. "Prépare trois mesures de farine."

La femme ne répond pas : Qu'est ceci ? Est-ce dans une telle pensée que tu m'as
prise pour épouse, pour m'imposer le travail de moudre et de pétrir le pain, moi,
pourvue de tant de richesses ? Tu as trois cent dix-huit serviteurs, et tu ne leur donne
pas tes ordres, et c'est sur moi que tu fais retomber un tel service ? - Elle ne dit ni ne
pensa rien de pareil ? Elle était la digne femme d'Abraham, par la vertu comme par
le mariage; et c'est pour cela qu'il lui est dit : "Hâte-toi;" et c'est pour cela qu'elle
accueille avec joie cet ordre, sachent bien quels sont les fruits abondants de
l'hospitalité. "Hâte-toi, prépare É " Abraham n'ignorait pas le zèle de sa femme. Où
sont les femmes de nos jours ? Comparons-les avec celle du patriarche.
Reçoivent-elles ainsi de tels ordres ? Se chargent-elles d'un semblable labeur ?
Montrez-moi, je vous prie, la main d'une femme amie de la parure; vous la voyez
briller de l'éclat de l'or et comme incapable d'agir, obsédée qu'elle est par les bijoux.
De combien de pauvres ta main ne porte-t-elle pas la substance ? Oui, présente ta
main, montre-la. De quoi est-elle couverte ? Des fruits de la rapine. Que Sara nous
montre sa main. De quoi est-elle couverte ? Des fruits de l'hospitalité. L'aumône, la
charité, le soin des pauvres en font l'ornement. Oh ! que cette main est belle ! Quelle
différence entre une main et une main ! La forme extérieure est la même sans doute;
mais là une source intarissable de pleurs, ici des palmes et des couronnes. Je dis cela
pour que les femmes ne demandent pas des ornements à leurs maris, et pour que
ceux-ci n'écoutent pas des demandes de ce genre. Voyez Sara, cette femme riche :
elle prépare trois mesures de farine. Quel rude labeur ! mais elle ne sent pas la peine
et n'a devant les yeux que le fruit et le gain. "Hâte-toi, prépare trois mesures de
farine." Que faites-vous ?

Vous vous parez, ô femme ? A qui voulez-vous plaire ? A votre mari ? Détestable
préoccupation, si c'est ainsi que vous devez lui plaire, si vous espérez le captiver par
de tels agréments. - Comment lui plairai-je donc ? - Par la modestie. - Comment lui
plairai-je ? - Par la régularité de moeurs, l'amour de la sagesse, la douceur, une
affection pure, la concorde, et l'union. Femme voilà vos plus beaux ornements. En
pratiquant ces vertus, vous aurez la paix dans la famille; tandis que les ornements
extérieurs, bien loin de vous rendre agréable, font de vous un lourd fardeau pour
votre mari. Lorsque vous lui dites qu'il doit à tout prix pourvoir à votre parure,
peut-être lui plaisez-vous un instant; mais vous semez la haine dans son coeur. Non,
vous n'en-tendez pas plaire de la sorte à votre mari; et la preuve, c'est que vous
déposez ces ornements dans l'intérieur de votre maison, et vous les prenez pour
paraître à l'église. Si vous les portiez pour plaire à votre mari, c'est dans votre
maison que vous les porteriez. Mais non, je l'ai dit, c'est à l'église que vous venez les
mains et le cou chargés d'or. Que Paul apparaisse, Paul si terrible et si bon, terrible
pour les pécheurs, bon pour les amis de la vertu, et soudain il s'écrie : "Les femmes
doivent se parer, mais non avec de l'or et des pierres précieuses, ni avec des
vêtements somptueux." (1 Tim 2,9) Qu'un idolâtre vienne ensuite, et qu'il voie les
femmes ainsi parées occuper le haut bout, tandis que Paul leur parle ainsi d'en bas;
ne sera-t-il pas en droit de dire que tout cela n'est que scène et représentation ?
Assurément nos saintes croyances ne méritent pas d'être ainsi traitées, malgré de
telles anomalies; mais l'idolâtre en est blessé et ne peut s'empêcher de dire : "Je suis
entré dans l'église des chrétiens, et là j'ai entendu Paul prononçant ces paroles : " Ni
or, ni pierres précieuses;" et les femmes étalaient en elles-mêmes tout l'opposé de
cette doctrine.

A quoi vous sert cet or, ô femme ? A paraître belle, à captiver les regards ? Avouez
au moins que cela ne sert de rien pour la beauté de l'âme. Que votre âme soit belle,
et votre corps le sera toujours assez. "La sagesse de l'homme fait rayonner son
visage." (Ec 8,1) Or, c'est dans l'âme que réside la sagesse. Rien n'excite une tendre
et vive affection comme la charité. Si votre mari vous aime, alors même que vous
n'avez pas la beauté, vous serez agréable à ses yeux; s'il a pour vous de la haine, en
vain serez-vous belle, il ne consentira pas même à vous regarder. Les répulsions de
l'âme font qu'on ne voit même pas l'heureuse harmonie des traits. Lors donc que
vous allez demander à votre mari des parures et de l'or, il sent la haine agiter son
âme et se dispose à vous fuir, comme il fuit un importun sur la place publique; mais il
peut fuir celui-ci, tandis qu'il ne peut pas également vous fuir, vous qui demeurez
toujours dans sa maison et qui l'obsédez là de demandes déraisonnables. Ne vous
contentez pas d'écouter simplement ces paroles; faites qu'elles produisent un
changement dans vos idées. Mes paroles sont un remède qui pique et mord au
premier moment, mais qui produit une joie durable. Je suis médecin, je fouille une
plaie, de peur qu'elle ne s'envenime en vieillissant. Ma médecine à moi guérit avec le
secours seul de la parole et donne l'éternelle vie; celle des autres ne permet que les
avantages si fragiles et si légers de la vie présents. Ce que je redisais après
Abraham, car je ne dois pas perdre de vue mon sujet : "Hâte-toi, prépare É," chaque
femme doit le graver dans son entendement, tout homme doit aussi le retenir dans
sa con-science. Pourquoi, je vous le demande, portez-vous des habits de soie, vos
chevaux ont-ils des freins d'or, vos mules sont-elles si richement ornées ? Ainsi donc
vous ornez la mule qui traîne, l'or brille sur ses harnais; des animaux privés de raison
sont chargés d'ornements, et le pauvre tombe d'inanition devant votre porte, et le
Christ est torturé par la faim.

Ô comble de démence ! Comment vous justifier, quel espoir de pardon pouvez-vous
avoir, quand le Christ s'est tenu devant votre porte dans la personne de l'indigent,
sans que vous ayez eu pitié de lui ? Qui pourra vous soustraire au supplice que vous
aurez ainsi mérité ? - J'ai donné l'aumône, me direz-vous. - Oui, mais ce n'est pas sur
les désirs du pauvre, c'est sur votre pouvoir que devez la mesurer ?. Qu'aurez-vous à
dire, répondez-moi, quand viendront les supplices intolérables, les éternels
châtiments, les figures menaçantes des esprits chargés de les exercer, quand le
fleuve de feu coulera avec un bruit lugubre, en face du redoutable tribunal, au
moment du jugement incorruptible, quand les choses humaines auront pris fin, alors
que ni père, ni mère, ni voisin, ni roi, ni voyageur accueillis par vous ne pourront
prendre votre défense, et que l'homme sera là seul avec ses oeuvres, cause unique
de sa condamnation ou de son triomphe ? Que direz-vous, je vous le demande
encore ? Vous vous souviendrez alors de mes avertissements. Mais quel bien
tirerez-vous de ce souvenir ? Aucun; car le mauvais riche se souvenait aussi et
demandait le temps de faire pénitence, sans pouvoir rien obtenir. Il disait : "Envois
Lazare, afin qu'il trempe le bout de son doigt dans l'eau et qu'il rafraîchisse ma
langue, parce que je souffre cruellement ici." (Luc 16,23) Et Lazare ne fut pas envoyé.
Ce n'est pas qu'une goutte d'eau soit quelque chose dans la source intarissable du
paradis, c'est que la pitié ne peut s'unir à l'inhumanité dans un degré quelconque.
Méconnu dans le temps du combat, Dieu refusa toute consolation à ce malheureux
quand fut venu le temps du triomphe.

Si je parle ainsi, c'est pour que le pauvre ne pleure pas sur sa pauvreté, et que le
riche ne se réjouisse pas de ses richesses. Vous êtes opulent ? Périsse votre opulence,
si la vraie richesse ne brille pas dans votre vie. "Hâte-toi, prépare trois mesures de
farine." Aussitôt il court lui-même vers sa bergerie, et il tue un veau. Voilà donc un
vieil-lard qui se précipite; il ne semble avoir rien perdu des forces de son corps, l'âme
y supplée par sa vertu, le zèle triomphe de la nature. Ce maître qui possède trois
cent dix-huit esclaves porte un veau sans être accablé sous le poids, soutenu qu'il est
par l'ardeur de son âme. Le vieillard donc court et n'épargne pas sa peine, pendant
que la femme travaille et se fatigue de son côté. Ce n'est pas seulement en donnant
généreusement de leur bien, en servant une table abondante, c'est encore par leur
empressement et leurs services personnels, qu'ils entendent honorer leurs hôtes; ils
les servent de leurs propres mains, et non par les mains des mercenaires. Voilà que
la femme paraît remplissant le rôle d'une servante, et ces étrangers, ces inconnus
étaient assis à table. Je ne puis me lasser de redire ces choses, Abraham et sa
femme ne voyaient en eux que des indigents quelconques; mais ils ne s'arrêtaient
pas à cette pensée, ils les traitaient comme des hôtes. L'un et l'autre étaient là
cueillant ensemble le fruit de l'hospitalité, par la pureté de leur intention, la hauteur
de leur sagesse, leur dévouement et leur activité, leurs délicates attentions et leurs
soins empressés, si bien que rien ne restât en arrière. Nous voyons la femme debout
près du chêne; c'est là son appartement, elle a pour abri l'ombre du feuillage, elle ne
craint pas de se montrer; elle est là parée de sa vertu, s'enrichissant du bien qu'elle
fait. Que dit alors l'hôte mystérieux ? "Dans peu de temps je viendrai, et Sara aura
un fils." (Gen 18,10) Quel fruit la table hospitalière a porté ! Qu'il est beau, plein de
grâce, comme il a promptement germé ! Avec quelle perfection et quelle rapidité la
grappe a mûri ! C'est la vertu de cette parole qui donne naissance à l'enfant. Tels
sont les fruits de l'hospitalité.

Écoutez encore ce que je vais dire. Plus tard, lorsque cet enfant né d'une manière
aussi merveilleuse, ce fruit de l'hospitalité, - car enfin c'est à cette vertu beaucoup
plus qu'à la nature, c'est à la parole de Dieu surtout qu'il devait le jour, - eut grandi,
fut devenu un homme, vint le moment de le marier. Redoublez d'attention, je vous le
demande encore. Le bienheureux Abraham, le grand patriarche, touchait alors à sa
fin. Or, comme il ne voyait autour de lui que des femmes corrompues, une nation
pervers, il appela son serviteur et lui dit : Je ne vois ici chez les Cananéens que des
femmes perverties. - Que désirez-vous donc ? - Va dans le pays où je suis né, et
ramène de là une femme pour mon fils. Manière étonnante et nouvelle de procéder.
Vous le savez, c'est une chose d'expérience : Quand on veut marier un fils, c'est le
père et la mère qui interviennent; ils se mettent en rapport avec une autre famille, ils
cultivent son amitié, on s'abouche de part et d'autre, l'affaire est débattue devant des
personnes affidées; alors ont lieu des promesses d'argent. Dans leur tendre sollicitude
le père et la mère ne s'en reposent pas sur autrui, aucune considération ne les arrête,
tout amour-propre est mis de côté, jamais un serviteur n'est chargé d'une mission de
cette importance; et, lorsqu'un hôte arrive, voici le langage qu'on tient : Va, toi, le
recevoir et l'introduire dans une autre partie de la maison. Bien différente est la
conduite d'Abraham : s'agit-il d'accomplir une oeuvre noble et vertueuse, c'est lui qui
se met en avant; il ne confie pas à ses serviteurs le soin de l'hospitalité, il le réserve
pour lui-même et pour sa femme; mais, s'il s'agit de prendre une épouse et de
contracter un mariage, il dit à son serviteur : Va.

C'est tout l'opposé de ce que font les femmes. Ont-elles à traiter avec un orfèvre,
elles ne rougissent pas de se présenter elles-mêmes et de veiller sur leur or; l'amour
des choses terrestres leur fait perdre le sentiment de la honte et celui de leur dignité.
Ainsi n'agissait pas Abraham, je le répète : fallait-il recevoir des hôtes, il ne s'en
reposait que sur lui-même et sur sa femme; était-il question d'un mariage, il en
chargeait son serviteur. - Mais pourquoi nous parlez-vous d'Abraham ? - Parce que
c'était un homme riche. Ayez les mêmes pensées, et jamais vous ne mépriserez
personne. - Comment, encore une fois, me suis-je laissé entraîner à cette
digression ? - A la suite du prophète, en m'appuyant sur cette parole : "Ne crains pas
lorsqu'un homme sera devenu riche." C'est dans ces quelques mots que j'ai tout
puisé, et nous avons trouvé là un inépuisable trésor. " Ne crains pas lorsqu'un homme
sera devenu riche." Prenez ce même appui, et vous ne chancellerez plus dans votre
marche. Il n'est pas de bâton qui puisse sou-tenir le corps plus dans votre marche. Il
n'est pas de bâton qui puisse soutenir le corps tremblant du vieillard courbé sous le
poids des an-nées, comme cette sentence peut relever l'âme fragile des jeunes gens
et des vieillards, de tous le poids du péché. "Ne crains pas lorsqu'un homme sera
devenu riche;" pourquoi craindriez-vous un homme qui n'est plus un homme, mais un
loup ? Pourquoi craindriez-vous un homme que l'or et l'impiété accablent de concert ?
Pourquoi craindriez-vous un homme qui s'est vendu lui-même à l'iniquité et qui
souvent a l'ennemi dans son intérieur ? Mais le prophète ne nous dit-il pas
clairement : "Ne crains pas lorsqu'un homme sera devenu riche ?" - Expliquez-moi
cependant comment je dois faire pour n'avoir pas à redouter l'homme riche. - "Et
quand la gloire de sa maison se sera multipliée."

Généreuse parole ! Quelle admirable philosophie elle introduit dans le discours et la
doctrine ! "Ne crains pas lorsqu'un homme sera devenu riche et que la gloire de sa
maison se sera multipliée." Ce n'est pas de sa gloire à lui qu'il parle, c'est de la gloire
de sa maison. En effet, lorsque vous entrez dans la maison d'un riche, et que vous
voyez là des colonnes d'une admirable beauté, des chapiteaux dorées, les murs
incrustés de marbre, les aqueducs et les fontaines, les magnifiques allées, les arbres
balancés par le souffle du vent, partout des oeuvres d'art, la tourbe des eunuques
chamarrés d'or, des serviteurs sans nombre, le sol couvert de tapis, la table et les lits
où l'or brille de toute part, c'est la gloire de la maison et non la gloire de l'homme. La
gloire de l'homme consiste dans la piété, la justice, l'aumône, la douceur, l'humilité,
l'amour de la concorde, le sentiment du droit, la charité non feinte et sans acception
de personnes. Voilà ce qui fait la gloire d'un homme. Pourquoi craignez-vous donc le
riche ? Vous auriez plutôt à craindre sa maison; car c'est elle qui est riche, et non
celui qui l'habite. - Je ne saurais craindre une maison, me direz-vous. - Pourquoi ? -
Parce que l'or est une matière inanimée. - Vous craignez donc l'homme ? -
Assurément. - Pourquoi ? est-ce que cette richesse est la sienne ? Toute cette
splendeur est celle de la maison; c'est le mur qui possède des marbres. Qu'est-ce que
cela fait à celui que le mur abrite ? Qu'importe d'habiter sous des lambris dorés ? Les
chapiteaux des colonnes brillent également de l'éclat de l'or; mais quel bien peut-il en
résulter pour celui dont la tête est plongée dans la boue du vice ? Le parvis reluit de
propreté; mais la conscience est couverte de souillures. Les habits sont de soie; mais
l'âme est chargée de haillons. La maison est riche, en un mot, et le maître de la
maison est pauvre. "Quand la gloire de sa maison se sera multipliée."

Que cette gloire soit celle de la maison, et non celle de l'homme, je puis vous en
convaincre par votre propre témoignage. Lorsque vous êtes entré dans une splendide
habitation, que dites-vous en sortant ? J'ai vu de beaux marbres. Vous ne dites pas :
J'ai vu un homme beau. - Quelles admirables colonnes, quels beaux portiques ? - Et
non point : Quel homme admirable ! - L'or est prodigué dans les lambris, et vous ne
sauriez dire qu'il le soit en aumônes. - Beaucoup de fontaines, une merveilleuse
opulence; mais dans quel état est le possesseur ? Voue me parlez sans cesse des
murs, des marbres, des fontaines et des jets d'eau; jamais de lui. Vous voyez encore
un cheval portant un frein d'or, et vous dites : Voilà un magnifique frein. - C'est tout
simplement l'éloge de l'ouvrier que vous faites. - Voilà un magnifique habit. - C'est
encore l'éloge d'un ouvrier. - Voilà de superbes esclaves. - Cela fait tout au plus
honneur au marchand qui les a vendus. Le possesseur reste donc découronné, ses
possessions seules sont l'objet de toutes les louanges. Lorsque vous voyez, au
contraire, un homme vraiment beau, vous dites : Voilà un homme remarquable,
digne d'admiration, généreux, plein de modestie, détestant le mal, appliqué sans
cesse à la prière, s'adonnant sans relâche à la mortification, fréquentant l'église, ne
se fatiguant jamais des divins enseignements. - Cet éloge est bien celui de l'homme,
ces couronnes sont placées sur son front. Sachez donc distinguer entre les richesses
de l'homme et celles de la maison : "Ne crains pas. " Un tel discerne-ment vous met à
l'abri de toute crainte. Vous voyez bien que celui dont les richesses vous
éblouissaient, n'est qu'un pauvre réduit à la dernière indigence. "Ne crains pas
lorsqu'un homme sera devenu riche."

Pour vous bien convaincre qu'il en est ainsi, pour vous débarrasser de l'illusion que
cet homme peut encore vous faire, con-sidérez-le au moment de la mort. Est-ce qu'il
emporte quelque chose de tout ce qu'il possédait, quand il quitte la terre ? il est mort,
il gît dans un complet dénuement, celui qui se drapait dans la soie. Il est abandonné
nu dans son tombeau, ses serviteurs se retirent et s'éloignent, nul n'a souci de lui; car
en réalité ils n'étaient pas ses serviteurs. Le voilà parti, et rien ne disparaît avec lui.
Sa femme pleure, se déchire, s'arrache les cheveux; elle se refuse à toute
consolation : les enfants sont orphelins et la femme veuve. Là sont les papetiers, les
échansons, les parasites, les flatteurs, les eunuques, tous abattus. Il n'a donc pu rien
emporter de tout ce qu'il possédait; il est emporté seul. - Mais on le comble de
louanges. - Que lui fait cela, je vous le demande encore ? - N'est-ce pas une gloire
qu'il reçoit ? - A quoi bon ? Lui sera-t-elle de quelque utilité ? Aucune de ces choses ne
lui sera de quelque secours au tribunal redoutable. Il descend dans la tombe, cet
homme insatiable dans sa rapacité; trois pieds de terre, et c'est assez; la terre
recouvre sa face en même temps que le couvercle de sa bière. Sa femme s'est
retirée. Où sont maintenant les richesses, les serviteurs, l'appareil dont il
s'entourait ? Que deviendra sa vaste et splendide maison ? Tout l'abandonne; sa
femme elle-même est forcée de s'éloigner; il n'est pas d'amour qui puisse lutter
contre la puanteur qui s'exhale et les vers qui fourmillent. - Et de tout ainsi ? - N'en
doutez pas; il a quitté la terre n'emportant absolument rien.

Un contraste vous montre bien ce complet dénûment : comme les bienheureux
martyrs emportèrent tout avec eux, nous ne nous éloignons pas de leur tombeau;
mais ici la femme elle-même ne saurait rester. On voit l'empereur déposer le
diadème au tombeau d'un martyr et prolonger là sa prière, demandant d'être délivré
du danger qui le menace et de remporter la victoire sur ses ennemis. "Ne crains donc
pas lorsqu'un homme sera devenu riche." Faisons de cette parole une hymne au
Seigneur, et rendons-Lui grâces en toutes choses, au Père, au Fils, au saint Esprit, à
qui gloire et puissance, dans les siècles des siècles. Amen.