Quand Marie Durand fut conduite à la Tour de Constance,
elle n’avait pas l’auréole du prestige qu’on lui reconnut plus tard.
Mais les épreuves l’avaient mûrie et elle portait un nom qui
lui donnait une certaine notoriété elle était la sœur
de Pierre Durand, ministre de l’Evangile, très apprécié
dans les Eglises du Vivarais et du Languedoc. On ne peut pas dire qu’elle
ait exercé d’emblée un ascendant sur ses compagnes. Mais
il semble que très tôt elle devint la prisonnière la
plus éminente et la plus représentative. Ses lettres, dont
la première que nous connaissions date de 1740, nous font penser
que sa personnalité s’est développée sans soubresauts
on peut supposer vraisemblablement qu’elle possédait dès
son enfance une nature harmonieuse. On reconnaît, dans sa correspondance,
une personne calme et réfléchie, non portée à
l’exaltation, vivant sa foi tout intérieurement, sans manifestations
spectaculaires, mais avec une fidélité à toute épreuve.
Sa personnalité s’est développée dans un climat de
souffrance ; elle savait ce que c’est que vivre, souffrir, résister
pour rester fidèle à l’Evangile. Ses lettres reflètent
la tristesse d’une vie sans cesse en danger. La tristesse du père,
accablé par les épreuves de la foi, se retrouve dans le comportement
de la fille, et sa résignation aussi.
Elle a toujours gardé la conviction d’être
dans la vérité. Elle faisait partie de ce peuple qui voulait
rester fidèle à Dieu en s’appuyant sur l’Ecriture Sainte,
et l’on retrouve chez elle les mêmes sentiments qui caractérisaient
les petits prophètes à leurs débuts la conviction
que la Parole de Dieu est la vérité et qu’elle doit régler
toute la conduite de l’homme les souffrances qui frappaient les Eglises
protestantes sont les justes châtiments pour les abjurations mensongères.
Dieu réhabiliterait son peuple infidèle lorsqu’il se serait
repenti. Animée de telles convictions elle ne s’est jamais regimbée
contre les maux qu’elle a endurés. Elle accepta l’épreuve
de la captivité avec soumission et espérance comme la conséquence
de sa fidélité. Elle désire, soupire après
la liberté, certes mais la foi chrétienne n’accepte pas la
libération à n’importe quel prix. La liberté doit
être fondée sur la vérité et la justice. Maire
Durand veut que les autorités reconnaissent que les revendications
des protestants sont justes. Pour elle, la liberté de manifester
sa foi, de prier Dieu selon les lumières de la conscience est une
dignité qui fait de l’homme un enfant de Dieu. Cette condition est
infiniment plus importante et glorieuse que celle d’appartenir à
une institution humaine et terrestre.
Tout cela, Marie Durand le portait en germe en entrant
à la Tour de Constance, et la conscience de cette dignité
va se développer tout au long des trente-huit années de sa
captivité. Mûrie par les épreuves de son enfance douloureuse,
dès son arrivée à Aigues-Mortes elle était
déjà au diapason des prisonnières qui l’accueillirent.
Elle va devenir à son tour le soutien des découragées,
l’âme de la résistance. L'lntendant du Languedoc allait donc
à fin contraire quand, demandant au roi la lettre de cachet nécessaire,
il prétextait que « le nom de la fille exigeait qu’on fasse
un exemple ». En l’enfermant, il favorisait plutôt une résistance
qui l’emportera sur la répression et surmontera l’absolutisme royal
et les monopoles du clergé.
On peut penser que la personnalité de Marie Durand
s’imposa très tôt à ses compagnes de captivité.
Son bon sens, sa douceur, sa foi, sa fidélité, son amour,
son dévouement en firent une personne qui prit rapidement l’ascendant
sur les autres captives. On comprend qu’elle ait été parmi
ces femmes désemparées et découragées un élément
de stabilité et de fermeté, bien qu’elle ne pût pas
toujours empêcher des défaillances et des abjurations. Par
son exemple et son influence persuasive, elle les entraînait à
résister aux pressions de l’administration et aux sollicitations
des prêtres et à ne mettre leur espérance que dans
les promesses de Dieu.
Elle exprime clairement ses convictions dans deux lettres
dont l’une, adressée à la Demoiselle Justine Peschaire, notable
de Vallon, est datée du 21 mai 1740. Marie Durand est alors âgée
de vingt-neuf ans sa personnalité est déjà fortement
établie. Elle sollicite sa bienveillance en faveur de ses coreligionnaires
du Vivarais captives à la Tour d’Aigues -Mortes et oubliées
par leurs Eglises. Les amendes qu’elles doivent payer pour des assemblées
illicites ne les excusaient pas de négliger leurs prisonnières,
car elles manquaient au devoir de solidarité qui les liaient à
leurs membres souffrants. Marie Durand les prend vivement à partie
par ces lignes pleines de sévérité « Permettez-moi
de vous dire que je ne m’étonne pas si Dieu fait sentir ses verges
d’une manière si terrible aux fidèles de notre misérable
province, car ils ne suivent pas les ordres de ce divin Maître. Il
recommande d’avoir soin des prisonniers, et ils n’en font aucun cas. La
charité est le véritable principe de notre religion et ils
n’en exercent pas la fonction... Les véritables chrétiens
ne seront pas condamnés pour avoir abandonné la pureté
de l’Evangile, puisqu’en effet ils en font une constante profession ; mais
ils le seront pour n’avoir pas visité Jésus-Christ dans les
prisons en la personne de ses membres. Je les exhorte par les compassions
de Dieu de rallumer leur zèle de charité envers les pauvres
souffreteux ; qu’ils apprennent que le Seigneur Jésus promet de
récompenser jusqu’au verre d’eau froide donné à ses
enfants, à plus forte raison récompense -sera-t-il ceux qui
sustentent ses élus qui combattent sous les étendards de
la croix ».
Marie Durand affirme avec beaucoup d’à-propos cette
solidarité dans une autre lettre qu’elle adressa vers la fin de
sa captivité aux Anciens de l’Eglise Réformée de Lédignan
(près d’Alès). « Nous sommes, écrit-elle, votre
chair en membres du Corps du Christ. Nous partageons sa livrée en
souffrant pour sa juste cause. Vous ne sauriez nous donner un grain qui
ne vous soit récompensé. » Cette lettre nous éclaire
sur la façon dont les prisonnières considéraient leur
captivité injustement infligée. Elles étaient convaincues
d’être intimement unies à Jésus-Christ, souffrant des
infidélités de son Eglise.
Pour maintenir la foi et la fidélité des
prisonnières, Marie Durand les rassemblait chaque soir pour la prière,
la lecture de la Bible et le chant des psaumes. Elle s’occupait aussi des
malades, et tout spécialement de la belle-mère de son frère,
lsabeau Sautel, la veuve de Jacques Rouvier. Cette prisonnière,
qui n’a jamais pu accepter le mariage de sa fille avec un pasteur proscrit,
faisait retomber sur Marie toute l’amertume de son âme. Mais Marie
se montra compréhensive pour cette compagne souffrante et s’occupa
d’elle avec beaucoup d’attention et de dévouement, comme d’un membre
de sa famille, sans lui faire sentir la douleur profonde que lui causait
sa méchanceté. La vieille prisonnière était
d’autant plus acerbe que la maladie et l’infirmité augmentaient
encore son amertume.
La douceur et la patience de Marie Durand ne l’empêchaient
pas d’être ferme et volontaire. Des enfants étaient nés
dans la Tour, d’autres y étaient entrés tout jeunes avec
leurs mères. Ce fut pour la fille d’Etienne Durand l’occasion d’exercer
ses compétences pédagogiques. Elle inculquait à ces
enfants les fermes convictions qui l’animaient, utilisant « quelques
souffletons » quand elle l’estimait nécessaire. Mais son amour
débordait sa sévérité aussi recevait-elle en
retour beaucoup de reconnaissance et d’affection.
- extrait du livre "La famille Durand du Bouschet de Pranles - Ardèche.