La vie de couple


 
 

Le dévouement



A dix-neuf heures trente, mon mari rentrera. 

Le dîner sera prêt, la table dressée. J'aurai brossé mes cheveux, maquillé mon visage, parfumé mon corps. 

Dès que j'entendrai la sonnerie de la porte retentir, je me précipiterai dans l'entrée pour l'accueillir. Je saluerai furtivement notre voisin, qui raccompagne deux fois par se-maine mon mari en voiture. Je lui dirai « merci » en pensant « laissez-nous » et j'attendrai qu'il soit rentré chez lui pour me dévouer corps et âme à l'homme que j'aime. 

Enfin seuls. Je baiserai son front, ses mains encore fraîches. Je lui retirerai son long manteau en cachemire, son béret de feutre noir, ses bottines trop lourdes. Je dénouerai l'écharpe qui enserre son cou. Je l'entraînerai vers la salle de bains et lentement, comme on déshabille un nouveau-né, je libérerai son corps de ces tissus qui l'oppressent :j'ouvrirai un à un les boutons de sa chemise, je baisserai son pantalon, j'arracherai les chaussettes qui sanglent ses mollets. Il sera nu. Je masserai ses pieds glacés pour les ré-chauffer, de la plante des pieds aux orteils. Je remon terai, par petites pressions successives, vers ses chevilles, ses genoux, ses cuisses, m'attardant sur ses fesses. Je palperai, roulerai sa chair entre mes mains jusqu'à ce qu'elle prenne une coloration rosée. Au coeur de ses vaisseaux ainsi drainés, le sang coulera à flots tel un vin précieux que chacun de ses membres goûtera avec délice. Puis, dans l'eau frémissante du bain parfumé à l'eucalyptus, je ferai glisser son corps revigoré par mes caresses. Je m'éclipserai sur la pointe des pieds. 

J'attendrai qu'il m'appelle. 

Un murmure suffira : je serai là. 

Je frotterai son dos avec une brosse à poils doux. Je passerai le savon sur chaque zone de son corps, sur ses muscles engourdis. J'ajouterai de l'eau brûlante ou glacée, à sa convenance. J'enduirai son visage de mousse et doucement, je le raserai en prenant soin de ne pas le blesser. Il aime le contact de la lame qui fauche ses poils drus d'un coup sec. Je guiderai la lame j usqu'aux pliures de son cou, au niveau de sa carotide, là où un geste maladroit pourrait lui ôter la vie. Je poserai un gant de toilette imprégné d'eau chaude sur sa peau afin d'apaiser le feu du rasoir. Il balancera sa tête en arrière et il fermera les yeux. 

Je laverai ses cheveux avec un shampooing doux. Du bout des doigts, je masserai son cuir chevelu, en mouvements circulaires de la nuque jusqu'au front. Petites pressions pour détendre ses muscles. Le détendre Lui. Je le rincerai à l'eau tiède sans qu'aucune goutte gicle dans ses yeux. Je l'envelopperai dans une serviette que j'aurai préalablement réchauffée. Je l'enduirai d'huiles essentielles et d'onguents africains. Je déposerai quelques gouttes de parfum derrière ses oreilles, au creux de ses reins, sur son torse. 

Je l'habillerai. Il se laissera faire, apaisé par le frôlement de mes mains. Je veux que mon mari se sente bien. 

Nous dînerons aux chandelles, bercés par les c répitements d'un feu de bois. J'apporterai un à un les plats que je lui aurai préparés. Ses couverts tomberont-ils ? Je les ramasserai. Aura-t-il soif qu'aussitôt une eau de source glacée ou un vin doux inonderont sa gorge. Réclamera-t-il plus de pain, de gigot, de fromage ? Il sera servi. Désirera-t-il que j'introduise quelques cerises sucrées dans sa bouche? Je le ferai. 

Tout, je ferai tout. 

Je débarrasserai la table tandis qu'il se reposera sur le divan. Je rangerai la vaisselle, nettoierai la salle de bains, passerai l'aspirateur, astiquerai la cuisine, laverai son linge, plierai ses vêtements, repasserai ses chemises tout en réfléchissant aux mille plaisirs que mon corps pourrait lui prodiguer. Je l'écouterai me parler de lui - sans l'interrompre - les mots sont nos seuls enfants. Quand il se sera tu, je mettrai un disque de Ray Charles ou de Jacques Brel. Aux murmures succédera la musique. Le silence ne s'immiscera pas chez nous. 

Je lui préparerai un thé à la menthe dans lequel je glisserai deux sucres selon son goût. Je ferai couler ce breuvage brûlant entre ses lèvres avant de rafraîchir son palais avec ma langue. J'irai au plus profond de lui-même, là où ses sens sont en éveil, mélangeant ma salive à la sienne. Je me déshabillerai lentement afin que ses yeux jouissent de ma nudité. Je m'étendrai sur lui - nue - et baiserai son visage. Je lui ferai l'amour ; il se laissera bercer par les mouvements de mon corps. Je lui murmurerai les mots qui délectent l'âme. J'approcherai mes cheveux de son nez pour qu'il s'enivre de leur parfum. Je danserai devant lui - nue - avant de tomber à ses pieds. Puis je remonterai jusqu'à sa bouche.

 Qu'il m'entende ! Qu'il me sente ! Qu'il me voie! Qu'il me goûte ! Je suis à lui. 

Quand ses sens seront assouvis, j'allumerai une cigarette, ainsi qu'il le désire, et l'introduirai entre ses lèvres encore chaudes. Je rest erai à son côté jusqu'à ce qu'il s'endorme, mon corps accroché au sien comme un parasite. Aura-t-il une insomnie, des maux de tête, une indigestion ? Je me réveillerai pour lui chercher des médicaments. Aura-t-il faim? Je lui apporterai son repas. Et si un cauchemar le hante pendant son sommeil, je le veillerai, toute la nuit s'il le faut, jusqu'à ce qu'il s'apaise. Il n'aura qu'à ouvrir la bouche, cligner des yeux, j'exécuterai la moindre de ses volontés : gratter son front, bouger sa tête, le soulager. Il se laissera faire

Car mon mari ne peut bouger ni les bras ni les jambes. Soumis l'un à l'autre.
 
 

- l'Express n° 2580 du 14 au 20 décembre 2000" : article inédit de Karine Tuil
 


 
 
 
 
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